Article publié le 10 octobre 2013
La crise ne peut se résumer aux aspects économiques et financiers. L’attitude des patrons voyous marque aussi une crise morale. N’est-on pas déjà rentré dans une véritable mutation de la société ? Ne passons-nous pas du monde du matériel à celui de l’immatériel et du virtuel, du modèle analytique au modèle systémique ? Si les propositions des sociologues de la postmodernité (1) sont valides, cela signifie que les pratiques du monde ancien sont saturées pour répondre aux exigences du monde qui s’annonce.
Dans un premier temps, nous analyserons l’évolution des pratiques managériales pour montrer leur essoufflement. Nous présenterons ensuite les grandes tendances qui marquent le passage à un monde nouveau pour en tirer les conséquences quant aux attentes ou aux exigences dans les collectivités. Nous proposerons enfin la charte managériale comme une étape nécessaire aux changements de pratiques et au fondement d’une nouvelle construction du management public.
Du management taylorien à la pratique de la gestion par projet
Le management moderne trouve son origine dans l’organisation scientifique du travail, « inventée » par Adam Smith, mais que les théories de Taylor et la mise en pratique de Ford ont sacralisée. Car le Taylorisme n’est pas mort (2). La déshumanisation du travail aboutira à un rejet définitif du mode de management de l’optimisation de la productivité par le monde ouvrier dans les années soixante-dix.
Le management s’est adapté aux changements organisationnels, mais il est toujours assis sur une posture de domination par la hiérarchie
De la prise en compte de ce rejet a émergé une dimension nouvelle donnée aux RH, marquée par la mise en place des cercles de qualité, des dispositifs d’écoute et de parole, une impulsion du dialogue social, mais sans remise en cause du modèle hiérarchique pyramidal. Dans les années quatre-vingt-dix, les évolutions technologiques et organisationnelles ont modifié l’organisation de la production. Les stratégies d’externalisation dominent et le discours sur le recentrage sur le cœur de métier constitue le nouveau credo des DG. Ce virage essentiel disqualifie le modèle pyramidal pour consacrer la suprématie de l’organisation transversale : l’avantage concurrentiel se caractérise par la capacité d’innovation et la plasticité des organisations. L’arrivée dans les collectivités du modèle matriciel croisant problématiques posées et compétences requises, a consacré la gestion en mode projet et le management par projet. Le management s’est adapté aux changements organisationnels, mais il est toujours assis sur une posture de domination par la hiérarchie qui ignore qu’au-delà de ces évolutions, les comportements des femmes et des hommes sont influencés par les mutations sociologiques.
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De la sociologie de la modernité à celle de la postmodernité
Un certain nombre de sociologues ou d’ethnologues, étudiant le comportement des salariés de la nouvelle économie ont émis l’hypothèse d’un retour à la vraie nature de l’humanité (3). Les auteurs mettent en effet en évidence le profil chasseur-cueilleur des « cols dorés » des nouvelles technologies.
Ce profil est caractérisé par trois critères :
- l’égalitarisme : si les meilleurs de l’équipe reçoivent le prestige, l’admiration et le respect, ils ne demandent pas une rémunération supérieure à celle de l’équipe. Le groupe réussit ou échoue, mais toujours en tant qu’unité globale ;
- la contre-domination : il y a un refus systématique de l’ordre reçu, une recherche de la plus grande autonomie dans le choix des décisions, mais dans une perspective d’équipe ;
- le consensus : il y a une préférence marquée de ces groupes pour le consensus et l’unanimité pour les grandes décisions, plutôt que pour la directive imposée d’en haut. Le groupe est attaché à la réalisation d’un projet, il est prêt à travailler très intensivement sur des périodes courtes, mais cherche des temps pour se réaliser autrement que par l’activité professionnelle.
Pour les postmodernes, les jeunes générations « ne veulent plus perdre leur vie à la gagner ». La réalisation ne peut pas se limiter à la seule réussite sociale, il faut réussir ses vies et non sa vie limitée au travail. Ces changements sociétaux, débutés dans les années soixante-dix, s’amplifient. Ils nous invitent à changer notre regard sur des comportements sociaux qui nous désarment et qui, pourtant, viennent corroborer les thèses postmodernistes.
Ce n’est donc pas une adaptation, mais bien plus un changement de repère qui est nécessaire pour faire face à cette révolution en abandonnant nos habitudes
Ce n’est donc pas une adaptation, mais bien plus un changement de repère qui est nécessaire pour faire face à cette révolution en abandonnant nos habitudes. « Pratiquement, une tendance domine les institutions et les hiérarchies quelles qu’elles soient (politique, économique, artistique, culturelle), la tendance à reconnaître une connaissance, uniquement dans la mesure où elle se rapporte à un « déjà là ». Les innovations, les inventions, les initiatives qui engagent des perspectives nouvelles auront bien du mal à se faire admettre » (4).
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La charte managériale support du management en mode réseau
La charte managériale participe de la prise en compte de ces mutations. Elle n’est qu’une étape de l’évolution de pratiques managériales encore à inventer. L’hypothèse fondatrice de la charte managériale est qu’une collectivité, comme une entreprise, est un réseau de savoirs et de compétences, et que le manager a vocation à mailler ce réseau pour le conduire à atteindre une vision commune et partagée des finalités de cette organisation. Une collectivité n’est plus aujourd’hui une juxtaposition de compétences ou de fonctions qui ne seraient reliées que par l’autorité d’un supérieur hiérarchique. Elle est un ensemble complexe dans lequel chacun a besoin des autres.
Une collectivité n’est plus aujourd’hui une juxtaposition de compétences ou de fonctions qui ne seraient reliées que par l’autorité d’un supérieur hiérarchique
Certes, chaque service dispose de ses propres prérogatives et de ses compétences propres, mais dans la mesure où la production immatérielle, faite de savoir et de connaissance est de plus en plus recherchée, l’organisation doit être formatée pour générer cette production. La convention de gouvernance interne qui peut donner lieu à l’élaboration de la charte de management peut répondre à ces nouvelles exigences. Cette convention repose sur trois piliers : une convention de sens pour acter le partage des valeurs et finalités de l’action de la collectivité, une convention de partage et de solidarité pour identifier qui fait quoi dans une logique du « mieux à même » et enfin une convention de transparence car, dans un réseau, l’information n’a de valeur que si elle est partagée entre ses membres.
- La convention de sens
Les valeurs de morale et d’éthique apparaissent de plus en plus prégnantes dans le fonctionnement de nos sociétés. Comme l’écrivait Kenneth Arrow (5), la viabilité d’une large portion de la vie économique dépend d’un certain degré limité d’engagement éthique, les individus attendent des dirigeants qu’ils fassent fonctionner ces organisations en respectant l’éthique de la supériorité de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. La convention de sens permet d’élaborer les valeurs internes du management. Il est naturel de retrouver des analogies entre les valeurs qui sous-tendent le projet politique et celles qui fondent les pratiques de management interne. Le préambule de la convention interne reprend les valeurs du projet stratégique : les parties prenantes internes concourront à la réussite de ce projet si ses valeurs ne sont pas partagées et connues de tous.
Il est naturel de retrouver des analogies entre les valeurs qui sous-tendent le projet politique et celles qui fondent les pratiques de management interne
Cette convention définit aussi un registre de règles relatives à la reconnaissance des mérites dans toutes les catégories, aux principes de non-discrimination, à l’amélioration du climat social à l’alerte des dérives par rapport à la charte. Elle reconnaît le principe du leadership à géométrie variable sur lequel reposera la convention de partage et fixe les modalités de prise de décision et les modes de concertation en fonction de la nature des sujets à traiter. Cette convention de sens est débattue avec le personnel et elle engage l’ensemble des acteurs. Elle donne lieu à une signature.
- La convention de partage
Dans l’organisation du XXIe siècle (6), il faut « simplifier et rationaliser la structure en clarifiant les responsabilités des cadres et créer des équipes autonomes libres de leur expression… des réseaux formels, des marchés internes des savoirs et des talents ». Ces préceptes peuvent être mis en place à la faveur de la convention de partage. Il est en effet nécessaire d’admettre que la responsabilité est réellement partagée, et que le dirigeant est essentiellement un ensemblier et un médiateur. Sa mission consiste à laisser émerger les innovations en accordant à chaque acteur un espace de responsabilité sur lequel il assure le leadership. Le lien hiérarchique doit être discret, et le supérieur doit laisser la position de leader à celui qui est en charge de la responsabilité. À cet égard, la feuille de route semble mieux adaptée que la fiche de poste pour déterminer les périmètres d’autonomie.
Le lien hiérarchique doit être discret, et le supérieur doit laisser la position de leader à celui qui est en charge de la responsabilité
Dans la démarche en mode réseau, la désignation d’un chef de projet, ou d’un coordonnateur de groupe de travail (qui assure une fonction provisoire de tête de réseau) s’accompagne d’une lettre de mission précisant ces prérogatives, les RH internes qu’il peut mobiliser, l’instance à laquelle il doit rendre compte et auprès de laquelle il peut obtenir les arbitrages qu’il juge nécessaires. Un comité stratégique, émanation réduite du comité de direction, peut jouer ce rôle de validation et d’arbitrage. La multiplication des projets transversaux, oblige les équipes de direction à inviter un nombre de plus en plus important de collaborateurs à tenir le rôle de coordonnateur, pour la durée d’une action ou d’une mission. Les collaborateurs sont certainement prêts à accepter ces fonctions, mais à la condition de disposer d’un cadre clair dans lequel ils vont l’exercer. Cette posture nouvelle place l’humilité au premier rang des qualités d’un dirigeant. De plus en plus, le personnel remet en cause les DGS qui managent sur le principe pyramidal, alors que la performance relève de plus en plus de la cohésion collective. La convention de partage fixe les périmètres de prérogatives des équipes et l’organisation des grands projets transversaux. Le mieux à même est désigné chef de projet interne.
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- La convention de transparence
La convention de transparence vise un double objectif. Il s’agit d’abord de substituer une logique de pilotage à une logique du contrôle. Le dispositif de pilotage est transparent et vise à mesurer la performance de chaque équipe. La convention de transparence vise également à créer un processus apprenant basé sur un partage des savoirs. La finalité du réseau interne consiste à positionner les équipes en tant que consultant apportant aux autres leurs savoirs, les obligeant alors à créer de nouveaux savoirs pour demeurer compétitifs.
La mise en place d’une charte de management est une occasion particulière de faire revisiter les finalités de l’action mise en œuvre par la collectivité et par tous ses acteurs, quelle que soit leur position hiérarchique. Cette démarche, qui ne peut être portée que par la direction générale, peut être accompagnée par un médiateur extérieur. Mais elle ne peut être engagée que si elle s’adosse à une volonté réelle de modifier les pratiques car elle ne supporte pas les faux-semblants et les simulacres.
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