À Bristol, le numérique devient artistique

Marjolaine Koch

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À Bristol, le numérique devient artistique

Urbanimals

© Chris Wolcott

S’il y a bien une image qui colle à la smart city, c’est celle d’une ville froide, opérationnelle et sans âme. À Bristol, le centre d’art numérique Watershed organise chaque année un concours intitulé « Playable city », où les artistes sont invités à s’emparer des nouvelles technologies pour insuffler de la poésie dans les rues.

Des dauphins, des kangourous qui jaillissent sur les murs : en septembre, une faune numérique, vive et colorée, a envahi Bristol. Ces animaux en 3D ne se contentent pas d’illuminer les rues, ils sont également capables d’entrer en interaction avec les passants. Ils se nomment les « Urbanimals » et sont l’œuvre de deux designers polonais, Sebastian Dobiesz et Anna Grajper, qui ont remporté le Playable City Award, un concours récompensant des projets pour une « ville à jouer ». Watershed, le centre d’art numérique de Bristol, est à l’origine de ce concours. Son but : montrer que la technologie peut aussi rendre la ville plus poétique, qu’elle n’est pas uniquement un outil au service de l’efficacité.

Émerveiller et surprendre

Parmi les autres projets en lice, on dénombre une installation pour jouer au chef d’orchestre avec les lumières de la ville, des boîtes pour créer de la musique aux passages piétons, des bancs qui brillent et s’animent quand on s’assoit dessus, des nuages sur lesquels s’affichent des messages qu’on leur envoie et des bancs-xylophones. Autant de projets s’appuyant sur la technologie pour émerveiller et surprendre les passants, pour les inciter à interagir avec la ville.

« Le but du projet est de montrer que la technologie peut aussi rendre la ville plus poétique, qu’elle n’est pas uniquement un outil au service de l’efficacité. »

L’objectif de Watershed est de pousser les acteurs urbains à réfléchir à la manière, non pas d’utiliser les nouvelles technologies dans le but de collecter des données pour gagner en efficacité, mais « d’imaginer à la place comment nous pouvons améliorer la qualité de vie des villes, les rendre plus ouvertes et humaines ». Inciter les habitants à explorer la ville, à considérer le mobilier urbain d’un autre œil. Les inciter à… communiquer avec elle. Étrange idée, sur le papier, mais qui prend la tournure d’un jeu à la fois malicieux et impliquant.

La psychogéographie, bien avant l’art numérique
L’idée de faire de la ville un terrain de jeu ne date pas d’hier. Dès les années cinquante, les situationnistes ont réfléchi à l’ambiance régnant au sein d’une ville. C’est Guy Debord qui crée le néologisme de psychogéographie, un terme pour définir l’expérience affective de l’espace urbain par l’individu. En utilisant la dérive urbaine, il devient possible d’appréhender le « relief psychogéographique », c’est-à-dire le changement d’ambiance au sein des quartiers et des rues. Des « unités ambiance » sont identifiées, traçant ainsi les contours d’un lieu aux caractéristiques homogènes. Des cartes, plus artistiques que scientifiques, rassemblent ces ambiances pour les évaluer, expliquer les états d’âme que provoquent les quartiers. L’idée sous-jacente est de dénoncer un espace urbain perçu comme ennuyeux : les « psychogéographes » accusent l’urbanisme fonctionnaliste d’organiser une sorte d’aliénation aux services des temples de la consommation, induisant l’impossible « réappropriation de l’espace urbain par l’imaginaire ». Leur projet, in fine, est de faire émerger des moments de vie à la fois singuliers et éphémères au sein d’une ville repensée.

Interagir avec les réverbères

Dialoguer avec la boîte aux lettres de la Poste, saugrenu ? C’est pourtant le projet lauréat de 2013, année de lancement du concours. Les passants pouvaient interagir avec les réverbères, les cabines téléphoniques, les arrêts de bus… Des codes SMS étaient inscrits sur le mobilier urbain, et il suffisait au passant d’envoyer un message à ce numéro pour « réveiller » l’objet qui alors, se mettait à poser une série de questions par texto.

L’idée est d’inciter les habitants à explorer la ville, à considérer le mobilier urbain d’un autre œil, de las inciter à… communiquer avec elle.

L’intérêt ? Découvrir, ainsi, ce qu’ont répondu les précédents joueurs, et partager des réflexions sur la ville, habituellement absentes de l’espace public. L’équipe à l’origine du projet, le studio londonien de design et de recherche PAN, a d’abord réfléchi à la mémoire et la ville, et comment nous construisons notre propre psychogéographie des environnements familiers (voir encadré).

Bluffés

Ben Barker, l’un des concepteurs, explique s’être inspiré de la nouvelle littéraire Austerlitz, de Seabald, dans laquelle la ville est une version praticable, matérialisée du cerveau des protagonistes. « Nous sommes devenus obsédés par la question de savoir comment replacer ces mémoires dans le monde réel, comment réunir la physicalité de la ville et les histoires que l’on raconte à son propos. »

Au final, le rendu a bluffé les participants : sans être trop sophistiqués, les dialogues étaient à mi-chemin entre un chat sur un forum et une conversation avec une intelligence artificielle. L’espoir des concepteurs est, par ce biais, de parvenir à modifier la perception que peuvent avoir les habitants de leur ville. Depuis, le studio PAN a promené son projet à Austin au Texas, puis à Tokyo.

Pour les artistes, un espace d’expression ça se passe ailleurs_Bristol
Judith Darmont est une artiste digitale depuis déjà vingt ans. Grâce au développement des nouvelles technologies, « je peux enfin commencer à créer ce que j’imaginais à mes débuts » s’enthousiasme-t-elle. Cependant, trouver un espace pour s’exprimer, lorsqu’on est sur le créneau des œuvres digitales, par essence éphémères, est compliqué.
C’est pourtant, estime-t-elle, important que la ville dispose d’un espace poétique, de respirations. « On replace la nature au cœur des villes, n’oublions pas l’art. »

En 2011, elle lance Urban spirits*, la projection d’une petite fille sur les murs de la ville, qui diffuse le mot « paix » en trois langues, à Paris et Tel Aviv. « L’idée est de projeter des personnes qui seraient comme des fantômes représentant l’esprit des villes » explique-t-elle. Depuis, Judith Darmont réfléchit à d’autres projets où les passants pourraient interagir avec leur mobile, ou une colonne Morris transparente qui serait à la fois une borne wifi et une zone de diffusion de portraits de citadins, avec l’idée d’en faire un espace de téléportation pour mettre en valeur les jumelages de la ville, aborder une thématique comme lors de la journée de la femme…

Mais la concrétisation de ses projets se heurte à plusieurs écueils :
- le manque de budget des villes pour propager l’art au quotidien (« Je trouve dommage de concentrer des sommes conséquentes uniquement sur des manifestations courtes comme les festivals, où les visiteurs n’ont pas le temps de profiter de tout ce qui est proposé ») ;
- la longueur du temps de décision d’une collectivité et la difficulté à s’immiscer dans un agenda chargé (élections, organisation d’événements tels que COP21, attentats pour 2015…) ;
- le manque de dialogue entre les services (urbanisme, tourisme, culture) qui ont pourtant des intérêts communs (« Aujourd’hui, les gens s’emparent de l’art dans la rue, pour se photographier avec, le partager sur les réseaux sociaux… l’impact en termes de communication serait pourtant fort pour la ville »).

L’artiste tente de contourner ces obstacles en se tournant vers les fondations, les agences chargées de représenter les artistes, les urbanistes… Malgré tout, elle reste confiante : « il y a toujours un décalage entre l’artiste et la faisabilité du projet ». Un décalage qui tient parfois à peu de chose.

*www.urban-spirits.com

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