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L’envers du décor de la révolution numérique c’est notamment la dépendance aux instruments et aux algorithmes. Tout le monde le vit, plus ou moins intensément. Du côté des métiers de la mobilité, notamment des chauffeurs routiers, la subordination devient totale.
Karen Levy, "Data Driven: Truckers, Technology, and the New Workplace Surveillance", Princeton University Press, 2023, 240 pages.
Les routiers sont sympas. Ils sont maintenant sous surveillance. Aux États-Unis, ils constituent à la fois une profession clé pour l’économie d’un gigantesque territoire et une caste singulière dont l’histoire nourrit une certaine mythologie de la liberté. Maintenant que les camionneurs et leurs camions sont connectés, les marges de manœuvre, qui faisaient une partie du sel de ces métiers, sont réduites à portion congrue. Désormais subordonnés à des algorithmes et des capteurs, les chauffeurs ne sont plus des « chevaliers de l’autoroute » ou des « cowboys de l’asphalte » comme ils aimaient se présenter. Ils dépendent numériquement de leurs machines, de leurs employeurs (s’ils sont salariés) et de leurs clients (s’ils sont à leur compte). Hommes et véhicules sont épiés et leurs données épluchées, parfois en temps réel. Il s’ensuit une pression maximale à la performance.
Liberté et mobilité sous surveillance
Contrôle des mobilités et contrôle de l’intimité se légitiment au nom de la productivité (il faut optimiser les trajets) et de la sécurité (il faut veiller à ne pas trop se fatiguer au volant). Le droit cherche depuis longtemps à protéger le travailleur en lui interdisant de trop travailler et de risquer l’accident. Le monde de la route est maintenant affecté par une « prolifération de technologies de surveillance » qui mesurent les itinéraires, les horaires, les freinages, les arrêts, les températures, les communications et même les ondes cérébrales.
Davantage de données donne souvent davantage de défiance interpersonnelle et de désinvestissement au travail
Sociologue à l’université Cornell, Karen Levy s’est plongée dans cet univers en cours de transition numérique. Ethnographiant les cabines des conducteurs, analysant leur résistance à un management déshumanisant et décortiquant les législations, elle souligne les dangers de l’emprise électronique. Les nouveaux instruments ne semblent pas avoir d’impact notable sur les accidents. En revanche, ils remettent en question vie privée, flexibilité et dignité. Les chauffeurs résistent à coups de marteau sur les boîtes noires, par bidouillage et par mobilisation collective.
Un contrôle toujours plus intrusif
À l’avenir ce n’est pas forcément une automatisation intégrale qui se profile, avec remplacement des humains par des robots. L'autrice envisage une intelligence artificielle toujours plus puissante mise au service d’un contrôle toujours plus intrusif.
Quittant ses routiers, elle tire des conclusions plus générales sur le management par la donnée, observant que davantage de données donnent souvent davantage de défiance interpersonnelle et de désinvestissement au travail. Elle insiste en définitive sur ce que chacun peut observer : la bureaucratisation numérique de toutes nos activités.
Extraits
« Nous envisageons toujours le futur du travail soit de manière utopique, soit de façon dystopique. »
« Les espaces de travail contemporains brouillent les frontières entre la vie privée et la vie professionnelle, dans un enchevêtrement de dépendances numériques pour les familles, les employés, les managers. »
« Avec le déploiement des technologies numériques, les gens changent la façon dont ils se connectent aux institutions, aux uns et aux autres, et à eux-mêmes. »
