homme-pieuvre
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Le cadre pense cadre, mange cadre, dort cadre, s’habille cadre, rit cadre et lit les journaux de cadres. Pendant ses nuits de cadre, il se rêve en Shiva : à son corps aux multiples bras, une main tient la bienveillance, une autre la compétence, une autre la réactivité, la fiabilité, le sang-froid…
Formé et déformé
Le cadre encadre un service constitué d’hommes et de femmes (qu’il appelle selon son goût et l’air du temps : collègues, subalternes, collaborateurs, n-1, emmerdeurs…), de moyens, de compétences, de missions, de budgets, de projets… On a donné au cadre des responsabilités, des délégations de signatures, des valises de mots adaptés à toutes les circonstances, des kits d’encouragement ou de sanctions à distribuer. Le cadre a été formé, informé, transformé, déformé, conformé jusqu’à ce qu’il ait la forme que l’on attend de lui.
Mais le cadre suit les injonctions de la société. Parce que c’est un être équilibré, il donne du temps à ses enfants qu’il aime et qu’il garde loin du cadre. C’est un être sociable, il a des amis, il vit entouré, il est invité, il a de la conversation et le sourire. C’est un militant, un convaincu, ses valeurs le portent vers les autres avec altruisme. Il a même des hobbies, puisque l’équilibre les réclame.
La journée du cadre est répartie en tranches hermétiques, épanouissantes. Toutes permettent à la personnalité complexe et complète du cadre de s’exprimer.
Notre cadre, s’il est une femme, ne devient pas pour autant une « cadresse » ou une « cadreuse ». C’est un être asexué, comme les anges. Il vole de ses petites ailes graciles au-dessus des autres, et parfois approche Dieu qui, en anthropologie du cadre, est appelé autorité territoriale.
La journée du cadre est répartie en tranches hermétiques, épanouissantes. Toutes permettent à la personnalité complexe et complète du cadre de s’exprimer.
Le cadre a un grand cadre. C’est celui qui a la plus grande expérience, les plus importantes responsabilités, le plus gros salaire, les plus grosses emmerdes, le plus grand bureau, la plus grosse voiture et les plus longues journées. Le grand cadre est sexué, c’est un homme. Il a les plus grosses couilles, même si c’est une femme.
Cessation temporaire d’activité
Un jour, le cadre cesse temporairement d’être cadre : il fait des enfants, soigne un cancer ou éteint son burn-out. Habitué à anticiper, notre cadre organise son absence : répartition des tâches, délégation des responsabilités, conception de modèles de documents, calendrier de travail… Son absence n’en sera pas une.
Un vide se crée alors entre le grand cadre et les collaborateurs. Le fauteuil à roulettes encore chaud du postérieur du cadre est survolé par une nuée de coucous, pies, vautours. Ces spécimens volants se divisent en trois sous-groupes : les collaborateurs-qui-attendaient-leur-tour-depuis-longtemps, les collaborateurs-qui-ont-pris-goût-et-pourquoi-pas-moi- ?, et les collaborateurs-qui-n’ont-pas-remarqué-que-le-fauteuil-etait-vide. Chacun va adopter un comportement différent pour occuper le vide laissé par le cadre, la nature l’ayant en horreur.
• Les premiers, les collaborateurs-qui-attendaient-leur-tour-depuis-longtemps, vont petit à petit s’installer dans la chaleur du fauteuil à roulettes, d’où ils vont enfin montrer leurs talents, que la seule demande du cadre ne motivait pas à dévoiler. Ils vont développer un sens aigu du zèle salvateur, peaufinant dossiers, analyses et veillant au respect absolu des règles. Leur travail touchera la perfection, élargissant progressivement la place chaude sur le fauteuil à roulettes à la mesure de leur postérieur.
• Les deuxièmes, les collaborateurs-qui-ont-pris-goût-et-pourquoi-pas-moi- ?, soupçonnent que la place est plus moelleuse que la leur. Ils saisissent une mission dans laquelle ils vont exceller, mais sont prudents car le nid trop douillet peut cacher des pièges.
Ces deux premiers types picorent ou dévorent avec leur bec acéré ce que Shiva porte dans ses mains. Ils constituent la cour du grand cadre. Celui-ci se sent enfin entouré de gens attentionnés, toujours satisfaits et prêts à travailler plus pour gagner pareil.
• Le troisième type, les collaborateurs-qui-n’ont-pas-remarqué-que-le-fauteuil-était-vide, ne changent rien à leur comportement, ou mettent en place une stratégie d’évitement des deux autres groupes. Ils continuent d’ailleurs à entretenir des relations avec le cadre, par le biais de visites ou de coups de fil plaintifs et instructifs. Les individus de ce troisième groupe passent parfois par l’un des deux premiers groupes.
Le grand vide
De son côté, le cadre a fait ce qu’il avait à faire, et en est heureux. Sa journée se répartit autrement, en harmonie. Mais le cadre est, nous l’avons dit, un être, et non une machine. Il n’est pas possible d’un simple reset, nous aurions dit autrefois d’un coup de baguette magique, de changer ses habitudes spontanément et radicalement. Le cadre continue de penser cadre, de manger cadre, de dormir cadre, de s’habiller cadre, de rire cadre et de lire les journaux de cadres, et ce, malgré les injonctions de la société et du grand cadre.
Si le premier collaborateur venu peut prendre sa place, qu’en est-il réellement des compétences du cadre ?
Pourtant, le vide qu’il avait laissé n’existe plus, son fauteuil à roulettes est occupé par une tribu de volatiles piaillant, et ses bras de Shiva pendent lamentablement, oisifs. Ses anticipations ont été oubliées et remplacées par des décisions et choix qui, du fauteuil à roulettes, paraissent judicieuses, mais qui, de chez lui, ne paraissent pas compatibles avec ce qu’il sait de son service et des perspectives qu’il lui avait données. Il voit défiler les nouveautés, encore sales des plumes du volatile qui les a pondues. Ses nombreuses mains, délestées de ce qui pesait si lourd autrefois, se tournent, sauf une, vers le ciel en un mouvement d’incompréhension, ou de lassitude. La dernière main compte les jours restant avant de retrouver le fauteuil à roulettes, mais elle n’a pas assez de doigts, et ne peut attendre l’aide de ses paires, occupées à sonder les volontés divines.
Les traces de sa vie de cadre disparaissent : personne ne pense à lui envoyer ses fiches de paie, ni à répondre à ses vœux, il ne reçoit plus de coups de fil, ni de mails, et son nom n’est plus cité nulle part.
La phase dépressive de l’absent
Commence alors pour le cadre une phase dépressive de remise en question : si le premier collaborateur venu peut prendre sa place, qu’en est-il réellement de ses compétences ; si le premier collaborateur venu peut dénier son autorité, sur quoi repose-t-elle donc, elle qu’il croyait légitime par son charisme et son professionnalisme ; si ses décisions peuvent être oubliées si vite, étaient-elles judicieuses ; si ses consignes peuvent être si ouvertement négligées, comment la confiance pourra-t-elle revenir ?
La phrase qui lui redonnera sa consistance de cadre est « Vivement que tu reviennes, j’en ai marre de tous ces cons de piafs. »
Le cadre intègre le groupe des exclus de l’avancée du monde, où se côtoient les otages de terroristes orientaux, les sourds-muets-aveugles-tétraplégiques et les addicts aux jeux vidéo. Comme chacun de ses nouveaux condisciples, sauf les derniers, il tente de donner des preuves de vie, essaie de faire comprendre à ceux qui lui étaient jadis dévoués qu’il ne faut pas déjà l’enterrer, avec force pleurs ou force cris de joie. Mais sa voix ne résonne que dans le silence de son appartement, et nul ne l’entend. Il doit chaque instant prouver sa présence physique et mentale dans le désert humain qui l’entoure dorénavant, quitte à faire une grève de la faim mais pas de la soif.
Le cadre choisit de s’adresser au grand cadre, car c’est lui qui a également les plus grandes oreilles, bien qu’elles soient régulièrement saturées par les cris aviaires. Il lui indique, par un message de forme administrative, discursive, littéraire, subliminale, gastronomique ou autre, son désarroi. Le grand cadre, qui a aussi la meilleure intuition, comprend alors que son cadre doit être rassuré sur ses compétences, assuré que sa place est légitime et indiscutée, que son poste n’a pas été déclaré vacant à la bourse des emplois de cadres à son insu, et que la phrase qui lui redonnera sa consistance de cadre est « Vivement que tu reviennes, j’en ai marre de tous ces cons de piafs ».