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© Jean-Pierre Djivanidès
Vous décrivez une région dominante, écrasante pour ses habitants et qui en conséquence manque d’humanité : quelle est cette mécanique spécifique à l’Ile-de-France ?
La région parisienne est par définition historiquement l’arrière-pays de Paris. Elle est à son service, elle existe uniquement par Paris, une ville tentaculaire, dominante sur le plan économique et le plan politique. La ville a passé son histoire à déborder de ses limites, tout en conservant en son centre le pouvoir décisionnaire. Cette situation entraîne deux conséquences majeures pour les habitants: d’abord, les logements sont très chers et petits. Ensuite, la mobilité est très contrainte par l’espace. Il est difficile de se déplacer : dans cette région, on réfléchit avant de parcourir 20 ou même 5 kilomètres ! Et ce, quel que soit le moyen de locomotion, puisque les transports publics, même s’ils sont plutôt efficaces, sont généralement bondés. Même à pied, cela peut être compliqué de se déplacer à cause du nombre d’obstacles sur les trottoirs et des coupures urbaines… Enfin, il reste d’autres aspects, comme la pollution, les risques d’inondation ou bien sur un autre plan, les déserts médicaux, qui touchent aussi bien les banlieues populaires, les parties rurales que le Val-de-Marne ou les Hauts-de-Seine. Toutes ces problématiques entraînent des modes de vie qui s’adaptent. Mais vu de l’extérieur, les habitants des autres régions manifestent une certaine incompréhension quant aux conditions acceptées par les Franciliens !
«Il est temps de réinvestir la proximité, en réattribuant de l’espace public aux citadins qui vivent là»
Le rythme des Franciliens, comme vous le décrivez, est spécifique, avec cette particularité que le logement n’est jamais proche du lieu de travail ou très rarement. La crise sanitaire a-t-elle servi de révélateur sur cette question ?
La distance domicile-travail est effectivement importante, voire plus importante qu’ailleurs. On en revient à cette question des déplacements: on ne parcourt pas 10km facilement dans cette région. Cette crise révèle le besoin de proximité. Le télétravail aidant pour ceux qui peuvent y recourir, on essaie finalement de moins se déplacer, ce qui entraîne une redécouverte du quartier et de l’environnement proche. Comment s’adapter dans ce nouveau contexte ? Je pense que les citadins vont souvent plus vite que les élus. Au printemps dernier, lors du premier confinement, ces élus ont malgré tout su déployer des solutions qui étaient programmées à plus long terme, en aménageant des pistes cyclables temporaires, des terrasses, la piétonnisation à proximité des écoles… Paris, Rouen, Nantes ou Lyon, entre autres, ont su réagir. C’est un peu moins vrai en banlieue. Aujourd’hui, il faudrait continuer dans cette dynamique, en prenant plus en considération le fait que les Franciliens se contentent d’un espace privé plus petit que la moyenne, souvent sans même un balcon. C’est ce qui les pousse à sortir, à s’emparer de l’espace public. Il est temps de prendre en considération cette demande et de réinvestir la proximité, en réattribuant de l’espace public aux citadins qui vivent là.
«Le Grand Paris Express aurait dû être fait au service des habitants et non de l’attractivité»
Le Grand Paris nous a été vendu avec un «produit phare», le Grand Paris Express, une solution coûteuse pour la collectivité. La crise a-t-elle permis de faire comprendre aux édiles la nécessité de proposer aussi des solutions plus sobres ?
Il faut les deux : à la fois de grands desseins à plusieurs années et des solutions sobres. Mais l’objectif de la construction du Grand Paris Express n’était pas uniquement de permettre aux habitants de se déplacer de banlieue à banlieue : il s’agissait avant tout de déployer un instrument d’attractivité. Autour des gares, les projets consistaient principalement à faire des bureaux. Ce métro aurait dû être fait au service des habitants et non de l’attractivité. De la même façon, il serait bon d’abandonner les marinas que l’on a prévu d’aménager au nom de cette attractivité, ou encore ne pas s’accrocher à cette histoire de Jeux olympiques, arrêter de vouloir lancer des programmes immobiliers partout ou renoncer au souhait de Valérie Pécresse de faire revenir autant de touristes et d’investisseurs à l’issue de la crise sanitaire. C’est ce que j’appelle de l’attractivisme. L’idée de faire venir le maximum de gens à tout prix du monde entier pose la question de la place donnée aux habitants.
«Penser à une continuité des aménagements est primordial, mais très compliqué dans cette région à cause du nombre d’autorités qui interviennent»
Que serait une politique du Grand Paris au service des habitants ?
On peut proposer des solutions concrètes et immédiates. Les pistes cyclables sont un bon exemple, c’est le moyen le plus efficace pour se déplacer dans une région dense sur quelques kilomètres. Cela ne signifie pas que tout le monde doit se déplacer à vélo, mais qu’il devrait devenir le mode majeur. Ensuite bien sûr, il y a les bus. Aujourd’hui, ils sont souvent rendus inefficaces en étant bloqués dans les embouteillages du fait d’un manque d’aménagement sur une portion de son trajet. C’est valable en banlieue comme à Paris. Penser à une continuité des aménagements est primordial, mais très compliqué dans cette région à cause du nombre d’autorités qui interviennent : France mobilités, la région, les départements, les fonctions de la voirie et parfois les municipalités qui ne sont pas d’accord. Il y aurait de vrais choix à faire pour améliorer la vie quotidienne des Franciliens, ce qui serait la moindre des choses vis-à-vis de ceux qui vivent et travaillent sur place, et qui se fichent pas mal de l’attractivité. Ce que souhaite un habitant de la région Ile-de-France, c’est avoir l’assurance qu’il arrivera à peu près à l’heure à son travail et que son bus ne sera pas bloqué dans les bouchons.
«On n’adapte pas nécessairement les transports à l’arrivée de nouveaux habitants, il y a clairement un manque de gouvernance»
Dans ce livre, vous abordez la manière dont les maires renoncent à leur projet de ville en confiant l’aménagement d’îlots à des groupements privés d’architectes, de promoteurs… Ce qui revient à se départir d’un pan de ses compétences.
Cette tendance se retrouve partout en France, mais l’Ile-de-France a effectivement connu un certain nombre de programmes, «Inventons le Grand Paris», «Réinventer la ville»... qui ont vocation à confier au privé des secteurs de ville. Cela donne l’impression que par endroits, les maires et les autorités politiques se dépouillent de leur fonction d’aménageur, qui reste essentielle pourtant. C’est ce que l’on attend d’eux, car déléguer revient à ne plus avoir le contrôle sur la façon dont l’aménagement va être réalisé, ou alors c’est un contrôle très limité. Cette solution est tentante pour les économies qu’elle génère. Mais c’est inquiétant, car les élus n’ont alors plus leur mot à dire.
Les maires ont recours à cette stratégie car ils rêvent tous d’avoir beaucoup d’habitants. On voit par exemple les communes de Saint-Ouen, Aubervilliers ou Boulogne se densifier fortement actuellement. Mais cette densité est justement contestée par une partie des habitants: ils ne veulent pas de bétonisation excessive, de circulation densifiée… On n’adapte pas nécessairement les transports à cette arrivée de nouveaux habitants, il y a clairement un manque de gouvernance. Entendons-nous, le privé a toujours participé à la ville, mais les élus doivent garder les rênes.
«On voit des grandes villes de France remettre en cause ce phénomène de métropolisation et de concentration des emplois et de l’investissement»
C’est finalement une course à l’attractivité, en Ile-de-France ou dans les régions, qui génère une forte compétition entre les villes. Elles cherchent à attirer habitants et nouvelles entreprises dans une logique de croissance, mais vous avez noté que des voix dissonantes commençaient à se faire entendre, comme Bruno Bernard, président EELV de la métropole de Lyon.
Oui, d’ailleurs c’est une demande populaire de stopper cette logique. Au moment des débats pour les municipales, on a vu, dans les grandes villes de France, la remise en cause de ce phénomène de métropolisation et de concentration des emplois et de l’investissement. À Toulouse, Bordeaux, Lyon, Strasbourg, cela a fait partie du débat. Bruno Bernard l’exprime à sa façon, mais Pierre Hurmic le dit aussi à Bordeaux. Alain Juppé lui aussi avait reconnu qu’il ambitionnait de faire de Bordeaux «une ville millionnaire», puis il s’est aperçu que les gens n’aspiraient pas à cela.
«Épinal, Montluçon, Auxerre, Nevers… La bonne nouvelle, c’est qu’il y a en France quantité de villes moyennes et de petites villes prêtes à prendre le relais»
Comment sortir concrètement d’une logique de compétition entre villes limitrophes ?
Il faut, je pense, commencer par identifier les territoires autour et engager la discussion. Ensuite, se poser la question: de quoi a-t-on vraiment besoin? Quand un nouvel employeur s’installe à Bordeaux, tout ne se résume pas aux emplois créés. On analyse les conséquences en termes de logement, de transport, de saturation, d’embouteillage… À chaque fois, il faudrait se poser ces questions. Je trouve intéressant, dans ce sens, que Bruno Bernard soit l’un des premiers à envisager d’agir de façon concertée avec les autres élus pour identifier sur un territoire plus large la commune la plus à même d’accueillir une nouvelle entreprise, en allant des villes limitrophes à Lyon, à Saint-Étienne. La bonne nouvelle, c’est qu’il y a en France quantité de villes moyennes et de petites villes prêtes à prendre le relais, à Épinal, Montluçon, Auxerre, Nevers… ces villes seraient ravies d’accueillir une parcelle du nombre d’habitants, d’emplois et d’investissements qui va dans les métropoles.
À LIRE
"Les Parisiens" — Une obsession française, Éditions Rue de l’Échiquier, 224 p.