Comment évaluer les talents sans les mesurer

Yves Richez

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Comment évaluer les talents sans les mesurer

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Comme toute composante humaine de l’activité de travail, le manager est tenté d’évaluer le talent de ses collaborateurs. Mais la tâche est plus difficile qu’il n’y paraît tant la notion abstraite de talent tend des pièges redoutables. Voilà quelques pistes pour s’en sortir au mieux.

Article publié le 9 janvier 2015

« Il est aussi ridicule de vouloir mesurer un talent que de vouloir mesurer l’abscisse et l’ordonnée d’un sourire ». Au crépuscule de ce dossier relatif à la question des talents, se pose la « fameuse » question de l’évaluation.

La langue française reste floue à ce sujet, esvaluer (valeur, prix) en 1366, mais aussi, avaluer « déterminer la valeur, le prix de quelque chose », fixer approximativement une quantité, une distance, autant qu’apprécier les qualités, les chances d’une personne. Le seul référent au calcul est lié à la « quantité ». Or, il serait ridicule d’évaluer la « quantité » de talent(s) d’une personne, d’un groupe. Pourquoi (si toutefois il y avait un doute) ? Parce que le talent n’est pas un objet (il ne se réifie pas), c’est un MOde Opératoire Naturel – MOON – (voir l’article de août-septembre 2014) conditionné par la configuration dans laquelle il évolue, en imprégnation avec les forces en cours (la potentialité) et surtout au regard d’une utilité.

Question de langage

Mais à notre décharge, la langue alphabétique, un peu comme une voiture mal équilibrée au niveau des roues, a tendance à tirer du côté de sa « culture », c’est-à-dire, soit du côté des mathématiques (petite-fille de la géométrie), soit du côté de la pensée abstraite (savoir être, dire, faire). En effet, rappelons-le, à l’opposé des langues sinographiques, la langue alphabétique est conçue pour penser « abstrait », là où l’écriture chinoise par exemple pense le réel.

Le lecteur « pensif » de la tournure de l’article pourra se demander « et alors ? Pour mon quotidien de manager qu’est-ce que cela change ? ». À cela répondons que vous ne pouvez pas évaluer autrement que par mettre des « croix » dans des cases, ou vous laisser entraîner par le jugement de valeur, lui-même conditionné par la forme d’écriture de la fiche de poste, ou la fiche métier.

Il serait ridicule d’évaluer la « quantité » de talent(s) d’une personne ou d’un groupe parce que le talent n’est pas un objet.

Exemple concret : lors d’une formation à la détection, l’évaluation des talents dans une collectivité locale, les supports d’évaluation des « compétences » étaient rédigés de la sorte : « Type : Manager  - Niveau : excellent - Critère : doit savoir parfaitement gérer un projet et atteindre les objectifs fixés. »

Le propos est simplifié, mais la dynamique est respectée. Vous y trouvez une « injonction »  (doit), conditionnée par notre vieux modèle de la légitimité (« qui est chef doit savoir », dit Platon). Le verbe savoir renvoie de facto au déclaratif et à l’intelligible, ainsi, parce que « je sais », je suis compétent, ou, « j’ai du talent ».

L’adverbe « parfaitement », dont la racine parfaite, renvoie là encore à cet idéal platonicien (perfection). Or, il n’y a rien de plus abstrait que la perfection, sinon celle appartenant à celle des idées et des mathématiques.

En termes simples, les objectifs ont tendance à fixer l’esprit à son « image », se coupant ainsi de la réalité.

Enfin, « atteindre les objectifs fixés » fixe le déclaratif. Rappelons-nous que le mot objectif veut dire « ce qui arrête la vue » (idein, voir). En termes simples, les objectifs ont tendance à fixer l’esprit à son « image », se coupant ainsi de la réalité. Pire, la majorité du temps, lorsque l’objectif est fixé, l’esprit, telle la bernique bretonne, se fixe à lui, indésoudable. L’objectif, associé à des adverbes, des chiffres, s’avère ainsi indifférent à la réalité et génère de profondes frustrations (aux sources, par exemple, des troubles psychosociaux).

Comment faire ?

« Comment faire alors ? », réitère le lecteur. Excellente question pour laquelle nous proposons quelques principes et règles simples (mais pour autant – peut-être – difficiles).

Il n’y a rien de plus abstrait que la perfection, sinon celle appartenant à celle des idées et des mathématiques.

L’évaluation pose un principe clé que nous retrouvons autant dans la culture américaine que chinoise – même si l’usage est distinct –, celui d’observer, de regarder et non pas voir. On voit avec l’esprit et les idées, on regarde et l’on observe avec les yeux et l’expérience. L’évaluation, de fait, est « gestuelle-situationnelle ».

Par exemple la langue chinoise est riche pour évoquer « regarder » : de biais, « lài » (睐), en tournant la tête, « gù » (顾), en jetant un regard circulaire, autour de soi, « huán gù » (环顾), etc. L’évaluation s’objective parce que le « regard » est précis.

Là encore, notre culture, pourtant, est riche de cette précision « oubliée ». On la retrouve avec le savoir artisanal et principalement la mètis, cette intelligence des situations, cette habileté spécifique à la fois gestuelle et situationnelle, comme : opérer de manière précautionneuse (pephulagménos) ; avoir la faculté de conjecturer, deviner, se faire la plus juste des idées sur les perspectives les plus étendues (eikázein) ; déployer une mesure fugitive, (oligokairos) ; employer une sûreté du coup d’œil (eustochia) ; viser à une sorte de mesure efficace, mais non « parfaite » (stocházesthtai métrou tinos), etc. Ces différents aspects correspondent à des habiletés diverses : habiletés ((Richez 2014, thèse en cours « stratégie d’actualisation des potentiels », Université Paris 7.)) mnémoniques, habiletés pratiques, habiletés anticipatives, habiletés situationnelles, etc.

Ni « mesurable », ni « casable »

Or ce type d’observation, n’est pas « mesurable », ni « casable », elle est factuelle, mais non « rationnelle », c’est-à-dire qu’on ne peut pas la diviser, mais l’objectiver. Bien que possible, elle oblige une « reconfiguration » de l’esprit pour lequel nous ne sommes pas entraînés ((Les participants de cette formation en ont fait, nous semble-t-il la troublante, difficile mais positive expérience.)). Évaluer un talent, une compétence, pose le principe d’une situation observable (et non d’un face-à-face traditionnel, où s’amorce plutôt une « négociation rhétorique » sur ce qui est « bien » et ce qui est « critiquable »).

Évaluer un talent, une compétence, pose le principe d’une situation observable et non d’un face-à-face traditionnel...

Le talent, comme la compétence ne sont pas des séquences « immédiates ». Par exemple, le chef de projet amorce sa compétence bien en amont. Il commence par « regarder » le réel pour en appréhender la destination, mais aussi la temporalité (le combien cela dure), il va aussi appréhender les variables (les personnes influentes positives ou négatives, les conditions météorologiques liées à la région, les nouveaux textes de loi, les « qualités » de son équipe directe, ses interlocuteurs transversaux, les distances entre lui et les autres, même ville ? même bâtiment ? etc.).

L’évaluation se fait ainsi à partir de « faits » observables en situation, ou à défaut, d’une faculté à expliciter et à émuler le réel : « montrez-moi comment vous vous y prenez ? » et non « dites-moi ce que vous faites » ; « que regardez-vous à ce moment précis », demande l’évaluateur qui scrute avec attention l’évalué en pleine émulation de son « réel ». Si cela ne peut s’observer, alors cela ne peut, ou difficilement, s’évaluer.

Fiche de poste

La fiche de poste, ou devrions-nous parler de la fiche de compétence, la fiche de talent, la fiche de performance pourrait ainsi proposer des intitulés de type :

Chef de projet : Habiletés anticipatives : 1/capacité à observer, détailler, les signaux faibles, les variables à partir desquels, la personne décide et acte les actions directes et indirectes ; 2/capacité à expliciter (rendre visible et factuel, issu du terrain) les besoins et les utilités des protagonistes identifiés et concernés (de manière directe) par l’utilité ((Un projet a toujours la vocation de répondre à une utilité : produire un résultat actif, productif, supérieur à l’existant, améliorant une situation, une réalité.)) du projet ; 3/capacité à conjecturer les comportements, les situations récurrentes en posant, non des statistiques, mais des hypothèses acceptables (faible variabilité avec le réel et l’histoire de la région), etc.

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