Crise sanitaire : « penser la complexité » dans l’action publique

Laura Jouvert

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Crise sanitaire : « penser la complexité » dans l’action publique

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On a souvent tendance à vouloir apporter des réponses simples, d’autant plus qu’on doit faire face à l’urgence, à des situations complexes. On devrait au contraire changer de vision et penser la crise comme le monde, qui est forcément empreint de contradictions. Jusqu’à parvenir à un « pilotage de la complexité ».

Les crises, quelles que soient leurs formes, défient les tentatives d’explications simplistes car elles mettent en jeu notre compréhension de la complexité. Si l’épidémie du Covid a donné lieu à tant de polémiques, peut-être est-ce dû à notre difficulté de penser sa complexité et son origine multicausale.

Le moindre médicament mobilise des éléments produits aux quatre coins du monde, et surtout en Asie

Au contraire, ses premières analyses sont marquées par les biais d’attribution, réduisant souvent la crise sanitaire à un seul facteur. Or la condition d’un retour d’expérience réussi doit s’appuyer avant tout sur la réalité complexe de ce contexte qui met en jeu plusieurs causes.

Causes multiples

Une crise ne pouvant se réduire à une question de financement du système sanitaire

On dénonce ainsi le manque de moyens de l’hôpital en France, mais qui sait que les dépenses de santé ((Au sens de l’Insee : consommation de soins et bien médicaux.)) n’ont cessé de croître en valeur absolue et par habitant depuis 2006 ? À l’inverse, certains pays, notamment asiatiques, consacrant à la fois moins de moyens proportionnellement à leur système de santé, et comptant moins de médecins par habitant, s’en sortent mieux en termes de gestion publique de l’épidémie ((France : 11,2 % du PIB consacré aux dépenses de santé et 3,4 médecins pour 1 000 habitants en 2018 contre, en Corée du Sud, 8,1 % du PIB consacré aux dépenses de santé en 2018 et 2,3 médecins pour 1 000 habitants en 2017 (OCDE).)).

La nécessité d’envisager la gestion des chaînes de production stratégiques à l’époque de la mondialisation

L’éclatement des chaînes de production autour du globe rend particulièrement complexe toute analyse économique. Le moindre médicament mobilise des éléments produits aux quatre coins du monde, et surtout en Asie. De nombreux pays ont découvert brutalement leur incapacité de faire face à leurs besoins de médicaments ou de matériels médicaux, presque exclusivement produits hors Europe et Amérique du Nord, lorsque les échanges internationaux ont été interrompus par la pandémie. Le spectacle à la fois lamentable et inquiétant de la « guerre des masques », chacun enchérissant contre ses voisins, et parfois alliés, pour s’en procurer « à tout prix… », a ainsi rappelé la nécessité de conserver certaines filières de production industrielles sur notre sol.

Penser la complexité implique de considérer les effets secondaires de solutions a priori séduisantes

La méfiance envers le pouvoir, une crise préexistante renforcée par le Covid

Bien que préexistant, la crise de confiance et de crédibilité illustrée l’an dernier par le mouvement des Gilets jaunes semble voir été renforcée, voire confirmée par la crise sanitaire du fait des maladresses dans les réponses gouvernementales, des errements sur les dispositifs de gestion de crise, des discours changeant sur les masques, des consignes contradictoires sur le confinement ayant entraîné incompréhensions et colères… Ce défaut de confiance nuit considérablement à la capacité des pouvoirs publics à la fois d’imaginer, et surtout de mettre en œuvre, des stratégies pertinentes et durables pour gérer les crises et leurs suites.

Lire aussi : La cerise sur le gâteau

Les tensions internes des organisations internationales

Dans la gestion d’une épidémie trouvant de façon peut-être significative son origine dans un régime – la Chine – peu transparent, les institutions internationales, que ce soit l’OMS et l’ONU, prisonnières des tensions entre États (du fait par exemple du poids de la Chine et des États-Unis), ou l’Union européenne, qui s’est débattue plusieurs semaines dans des polémiques ahurissantes sur l’opportunité de fermer les frontières extra-européennes, se sont illustrées par leur incapacité à réagir rapidement et de façon coordonnée : l’OMS, avertie dès décembre 2019 par Taïwan d’un risque d’épidémie en Chine, refusait encore en février de recommander la suspension du trafic aérien, et n’a consenti à envoyer une mission sur place, et à ne déclarer l’état de pandémie, que le 11 mars, alors que la crise en Italie du Nord, de l’autre côté de la planète, atteignait déjà un niveau critique…

Les réponses ne peuvent se résumer à des formules incantatoires telles que « déconfiner » ou « relancer la croissance »

L’affaiblissement de l’État stratège

Paradoxalement, alors que des enseignements fort utiles avaient été tirés de crises sanitaires précédentes, telle la canicule de 2004, les pouvoirs publics ne semblent pas être parvenus à capitaliser sur ces retours d’expériences : ainsi, le « plan de lutte contre une épidémie grippale » créé en 2004 après la grippe aviaire n’a été appliqué, ni concernant les dispositifs de fermeture rapide des frontières, ni en matière de déploiement de tests à grande échelle de la population, ni concernant la mise à disposition de masques, la liquidation des stocks constitués entre 2007 et 2010 ayant au contraire rendu la France dépendante de filières industrielles étrangères de production et d’initiatives artisanales privées ((« Frontières, masques, tests : le plan « pandémie » a-t-il vraiment été appliqué ? », article du Figaro du 27 mars 2020.)). Les situations de crise confirment ainsi le besoin d’un État stratège, seul acteur à pouvoir agir sur l’ensemble des composantes des enjeux complexes.

Plutôt que la critique, l’autocritique

Sur ce constat d’une épidémie aggravée par des défaillances à tous niveaux du management public, les réponses ne peuvent se résumer à des formules incantatoires telles que « déconfiner » ou « relancer la croissance ». La crise sanitaire nous oblige ainsi à « penser la complexité » afin de mieux l’appréhender. Pour cela, il est possible de s’inspirer d’Edgar Morin ((Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.)), grand théoricien de la pensée complexe introduite par Henri Laborit :
- penser simultanément les contradictions et les complémentarités : ce principe dialogique (« double logique ») doit par exemple nous amener à considérer parallèlement l’abondance de biens rendus accessibles dans une économie mondialisée et la nécessité de préserver des filières industrielles stratégiques, la Chine pouvant à la fois produire suffisamment de masques pour l’ensemble de la planète et vouloir les conserver pour elle… ;

Le principe de récursivité appelle à ne pas envisager des solutions simplistes en réponse des problèmes complexes

- envisager tout produit comme un producteur ou, en d’autres termes, toute cause comme une conséquence : aussi appelé principe de récursivité, il revient à admettre la multicausalité de la réalité, la crise trouvant son origine dans le système tout entier, et appelle à une certaine prudence à envisager des solutions simplistes en réponse des problèmes complexes ;
- plutôt que la critique, l’autocritique : le retour d’expérience ou Retex issu des organisations militaires doit ainsi s’inscrire dans une boucle permanente de requestionnement et de capitalisation sur les crises passées.

« Ce qui est tissé ensemble »

Pour penser cette complexité, l’enseignement de la culture générale peut ainsi constituer une des réponses, en améliorant notre capacité collective à relier les éléments pertinents (« complexité » vient du latin complexus, « ce qui est tissé ensemble ») pour changer de paradigme ; par exemple, en associant à la politique publique d’offre de santé les partenaires locaux, collectivités, hôpital, médecine de ville, entreprises, pour une meilleure prise en compte des spécificités des territoires ; c’est bien toute la logique des contrats locaux de santé, outils portés par les ARS et les collectivités pour mettre en œuvre des actions au plus proche des populations.

L’action publique, pour être efficace, doit s’organiser autour d’une nécessaire subsidiarité

De même, penser la complexité implique de considérer les effets secondaires de solutions a priori séduisantes ; ainsi, la politique des banques centrales injectant des montants de capitaux énormes dans l’économie pour éviter qu’une crise boursière ne s’ajoute à la crise sanitaire et économique a fait grimper de façon vertigineuse les indices boursiers ((De manière totalement déconnectée avec les fondamentaux de l’économie, l’indice S & P 500 des plus grandes valeurs américaines a ainsi remonté au point de dépasser le 8 mai dernier son niveau d’avant-crise !)). Créant une véritable « économie zombie » maintenue à flot de façon artificielle, cette stratégie risque de se révéler particulièrement inflationniste et de provoquer les bulles spéculatives demain.

Lire aussi : L'ADN du cadre territorial : l'intellignence collective pour relever les défis de la complexité et de la sobriété

Des moyens d’analyse

Enfin, l’action publique, pour être efficace, doit s’organiser autour d’une nécessaire subsidiarité : l’État doit penser en stratège avant de vouloir agir en tacticien sur le terrain, et laisser plus d’autonomie aux institutions locales, au premier lieu desquelles les collectivités, afin de diagnostiquer et mettre en œuvre des solutions adaptées à leurs territoires.

L’État doit penser en stratège avant de vouloir agir en tacticien sur le terrain, et laisser plus d’autonomie aux institutions locales

Pour tirer pleinement profit des enseignements de cette crise, il est ainsi nécessaire que l’État mais aussi les collectivités se dotent des moyens d’analyser, d’appréhender et de piloter la complexité, pour pouvoir être mieux à même de répondre, avec plus d’efficacité, aux défis annoncés de demain : la crise économique qui suivra la crise sanitaire, les évolutions du système économique et, de manière plus durable encore, la crise écologique du changement climatique.

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