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Voici un récit détaillé sur les rendez-vous ratés entre un jeune aujourd’hui en prison et le système d’accompagnement socio-judiciaire français. Éducateur de rue, puis anthropologue et formateur, David Puaud revient dans un livre uppercut sur le destin criminel de Josué Ouvrard, jeune de 19 ans à l’époque des faits et qu’il suivait.
En votre qualité d’éducateur de rue, vous accompagniez Josué Ouvrard, un jeune de 19 ans habitant Châtellerault. En août 2007, vous ouvrez le journal local et vous découvrez qu’il a commis un crime horrible sur la personne de Michel Firmin, en compagnie d’un complice. Que se passe-t-il alors dans votre tête ?
Je suis abasourdi, bien entendu. Mais, très vite, le directeur du service de prévention spécialisée où je travaille m’invite à déculpabiliser, parce que l’on se pose forcément la question de savoir si l’on a tout fait pour éviter d’arriver à une telle issue. En parallèle à mon travail d’éducateur, j’ai entamé des études de socio-anthropologie. Suite à un Master à l’École des hautes études en sciences sociales dans lequel je me suis intéressé aux conséquences de la déstructuration du tissu ouvrier dans cette région, je décide en 2009 d’écrire ma thèse d’anthropologie sur cette affaire. Le livre « Un monstre humain ? » est paru en mars 2018 et s’inscrit dans la continuité de ma thèse soutenue en 2014. Un autre a suivi : « Le spectre de la radicalisation » ((Un monstre humain ? Éditions de La Découverte ; Le spectre de la radicalisation, Presses de l’Ehsep.)). Dans ma façon de concevoir ce travail, il est nécessaire de lier le savoir et la pratique. Aujourd’hui, je suis moins « dans la rue ». Je forme des éducateurs.
En septembre 2007, un mois après ce meurtre, vous sollicitez un entretien avec Michel Agier, anthropologue, à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess). Quel était l’objectif de cette démarche ?
Il s’agissait d’entamer un Master sous la direction de Michel Agier, au-delà du cas de Josué Ouvrard (Ndlr, Josué Ouvrard est un pseudonyme, pour protéger l’identité de la personne), pour analyser les conséquences de la désindustrialisation sur le quartier de Châteauneuf à Jaulnay. L’idée était de savoir comment cette déshumanisation sociale pouvait favoriser l’émergence de conditions potentiellement destructrices et donc causer un passage à l’acte criminel. J’ai eu la possibilité de participer au procès, j’y étais d’ailleurs témoin (Ndlr, le procès a eu lieu en 2010). J’ai raconté le parcours éducatif de Josué. Tout au long de ce processus, j’ai fait un gros travail de décentrement, pour ne pas juger l’horreur du crime qui, en elle-même, ne se discute pas et rester sur les faits qui ont produit in fine cette monstruosité.
L’idée était de savoir comment cette déshumanisation sociale pouvait favoriser l’émergence de conditions potentiellement destructrices
Comment votre intervention a-t-elle été vécue dans le procès ?
Je n’étais pas dupe, je savais à quoi m’attendre. Mais il était indispensable d’apporter ce regard social. Mon intervention a été plus ou moins audible. Le magistrat en a profité pour s’étonner auprès de Josué qu’il n’ait pas saisi cette main tendue. Dans le cadre de mon travail d’éducateur, je m’appuie sur l’éthique de responsabilité, je raconte les faits, sans les embellir, sans les orienter. Ces faits permettent ou pas de comprendre, de se faire une opinion. Je livre une forme de matière brute. Le lendemain, dans le journal local, l’article insistait sur le fait que Josué avait peut-être fait du slam dans sa jeunesse mais que, dans le box des accusés, il était tout sauf un poète. J’en ai souri. Dans ce genre de procès, on juge l’acte, pas le contexte.
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Ce qui est impressionnant et presque désespérant dans ce récit, c’est la multiplicité des interventions sociales que vous décrivez de façon presque entomologique et le constat, in fine, de leur inefficience. On pourrait parler de rendez-vous ratés…
Ce fut un long travail, sur dix ans. Analyses des conditions sociales du quartier, entretiens multiples avec l’entourage, avec Josué aussi, en prison. Je crois qu’il aurait pu y avoir des points de bifurcation pour éviter une telle issue, même s’il est toujours compliqué de vouloir refaire l’histoire. Je pense par exemple au rendez-vous raté avec l’armée, intégration à laquelle Josué tenait beaucoup et qui n’a pu se faire à cause de son pedigree judiciaire. Mon objectif était de rester les pieds ancrés dans l’approche situationnelle, sans sombrer dans le pathos ou le misérabilisme et en restant dans une empathie méthodologique. J’étais sur le fil de la crête et j’ai réussi à rester sur le descriptif sans trouver la moindre excuse sociologique.
Le passage de cet ancien monde à celui d’aujourd’hui a fortement réinterrogé les symboles familiaux et sociaux dans ces familles
J’ai été beaucoup influencé par le travail de Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur les conséquences de la déstructuration des tissus sociaux liés à la désindustrialisation. Le passage de cet ancien monde à celui d’aujourd’hui a fortement réinterrogé les symboles familiaux et sociaux dans ces familles.
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Huit ans après ce procès, comment votre réflexion a-t-elle évolué sur l’émergence de la monstruosité dans la société ?
Nous nous interrogeons tous sur cette attraction-répulsion autour des crimes, c’est ce qui fait d’ailleurs le succès de certaines séries. L’une d’entre elles, Mindhunter, évoque, à travers le travail de deux policiers du FBI, cette ambiguïté. Comment juger de la monstruosité d’un être humain ? Essayer de comprendre, ce n’est pas excuser. C’est un travail de fond et fastidieux. Car un crime interroge en partie la société entière sur ses failles, mais également ce que nous sommes nous-même, individuellement, quel rapport nous entretenons avec les autres.
Prédire un crime, c’est impossible. Notre travail consiste à la fois à aider le jeune à s’en sortir, à partir de ce qu’il est
Vous avez écrit, depuis, un autre livre, « Le spectre de la radicalisation ». Vous êtes allé voir sur le terrain comment l’administration sociale tentait de faire face à cette nouvelle menace…
Les attentats de janvier et novembre 2015 ont fait surgir de nouveaux visages de la radicalisation. Comment cette monstruosité se construit -elle ? Est-elle prédictive ? C’est le défi qui se pose aux éducateurs que je forme à l’Institut régional du travail social (IRTS) Poitou-Charentes de Poitiers. J’ai été éducateur de rue à Châtellerault. Une expérience d’une dizaine d’années, au plus près du terrain, j’ai suivi la trajectoire de 150 jeunes environ. Prédire un crime, c’est impossible. Notre travail consiste à la fois à aider le jeune à s’en sortir, à partir de ce qu’il est, et à alerter bien entendu les autorités judiciaires s’il devient une menace pour la société. Nous formons le dernier rempart. Heureusement qu’il existe des animateurs et des éducateurs sur le terrain. Difficile d’évaluer le travail qu’ils font parce que, par essence, les modalités d’étalonnage sont compliquées à mesurer.
« Je cherchais des éléments d’explication, je n’en ai pas eu »
Comment le livre a-t-il été reçu par vos collègues ? Josué Ouvrard l’a-t-il lu ?
Plutôt bien, fidèle en tout cas au contexte. Une accompagnatrice en prison m’a dit la chose suivante : « je cherchais des éléments d’explication, je n’en ai pas eu ». Il y a plusieurs niveaux de lecture, ça parle autant à des universitaires qu’à des personnes éloignées de cette sphère.
Je m’étais dit que je communiquerais le livre à Josué mais je ne l’ai pas fait, on m’a déconseillé de le faire. Il est toujours en prison, on m’a dit qu’il n’aurait pas conscientisé certains aspects d’analyses abordés dans le livre. Et que la réception de ses réflexions pourrait s’avérer néfaste pour lui. Dans le rapport que j’avais avec lui, il me disait souvent : « toi, tu ne juges pas ». J’espère que ce livre éveillera des vocations, pour permettre à des jeunes de se lancer dans un métier passionnant parce que questionnant en permanence l’éthique de responsabilité professionnelle et citoyenne de l’éducateur.
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