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Le numéro d’Esprit de février dernier marque une date dans le débat sur la décentralisation. Tout au long du dossier qu’il consacre à « L’avenir du pouvoir local », court une interrogation jusque-là réservée aux spécialistes du domaine : le principe même du territoire comme cadre de la démocratie locale ne serait-il pas frappé d’obsolescence ?
Un constat partagé sur la démocratie locale
Le débat à ce sujet trouve son origine dans un constat difficilement contestable : les territoires institutionnels dans lesquels s’incarne aujourd’hui la démocratie locale ne correspondent plus à la réalité de la vie collective. Près des trois quarts des Français travaillent dans une autre commune que celle où ils résident (et de plus en plus dans une autre communauté…).
L’explosion des mobilités, la dispersion croissante de l’habitat vers les couronnes périurbaines créent une situation éminemment problématique pour l’exercice de la citoyenneté locale.
Les territoires institutionnels de la démocratie locale ne correspondent plus à la réalité de la vie collective.
De plus en plus de gens n’ont plus de lien par le suffrage universel direct avec une institution responsable à la fois du territoire où ils habitent, de celui où ils travaillent et de la manière dont on peut se déplacer de l’un à l’autre. Notre démocratie locale ne reconnaît que le résident (dans un cadre communal qui a beaucoup perdu en pertinence) et ignore l’usager, dont la plupart des soucis relèvent d’organismes auxquels il n’a qu’un accès indirect (l’intercommunalité) ou pas d’accès du tout (les dispositifs intercommunautaires, les syndicats…). Là réside très certainement l’une des explications majeures du désenchantement qu’on observe à l’égard de la décentralisation.
La réponse par l’aggiornamento institutionnel
Le constat a la force de l’évidence : l’architecture institutionnelle issue de l’histoire et des réformes est gravement désaccordée des réalités de la vie collective. Reste à savoir quelle réponse apporter au problème. Celle qui prévaut jusqu’ici dans le débat public et dans les réformes privilégie la transformation des institutions : la solution serait d’en agrandir le périmètre pour rattraper ainsi la dispersion des urbains autour des villes ; et de déplacer le curseur des responsabilités de la commune vers des échelles plus larges : intercommunalité, pôles, SCOT… Ainsi la démocratie locale retrouverait de bonnes bases. Le scénario qui sous-tend les (tentatives de) réformes en cours est assez limpide, bien que rarement explicité : c’est celui de la translation verticale du dispositif actuel : redéfinition de la commune en échelon de gestion de proximité, accès des communautés au statut de collectivité territoriale, nouvelle intercommunalité à l’échelle des actuels dispositifs intercommunautaires…
La solution serait d’en agrandir le périmètre pour rattraper ainsi la dispersion des urbains autour des villes.
Il y a deux explications possibles au fait que la progression en ce sens est plus que laborieuse. Soit il s’agit de « résistances au changement », auquel cas persuasion et incitations pourraient en venir à bout ; soit au contraire, et c’est le point de vue que développent plusieurs auteurs de ce numéro d’Esprit, la recherche de bonnes institutions à la bonne échelle est une entreprise aussi vaine que contre-productive, pour la bonne raison que la notion même de « territoire pertinent » a perdu l’essentiel de sa validité.
Vers une « démocratie des liens » ?
Pour les auteurs (Behar, Vanier, Estèbe…), c’est le paradigme territorial qu’il faut aujourd’hui interroger. L’explosion des mobilités, la place croissante que tiennent les réseaux – physiques ou immatériels – dans la vie collective rendent absolument vaine la recherche du bon périmètre, pour un gouvernement à l’ancienne, exerçant une souveraineté exclusive enfermée dans des frontières. Il n’y a aucun espoir de revenir à un « jardin à la française » – à supposer qu’il ait vraiment existé – dans laquelle chaque institution pourrait faire son affaire de tous les aspects de la vie de son territoire.
À l’ère de la mobilité et des réseaux, toute institution, même refondée dans un périmètre optimisé, se retrouve confrontée à un double débordement du principe territorial : nécessité de répondre aux besoins d’usagers qui fréquentent son territoire et ses équipements sans en être résidents ; nécessité d’aller chercher hors de son périmètre la solution à de nombreux besoins de ses résidents.
L’action publique territoriale repose définitivement sur des coopérations horizontales (les voisins) et verticales (les niveaux inférieurs et supérieurs)
De cette nouvelle situation découlent plusieurs orientations en rupture avec la tradition de réforme institutionnelle :
- l’élargissement des périmètres et la création de nouvelles institutions sont secondaires ; l’essentiel est de l’ordre de la culture et des pratiques politiques ;
- l’heure est au « faire ensemble » plutôt qu’à la reconstitution de prés carrés : l’action publique territoriale repose définitivement sur des coopérations horizontales (les voisins) et verticales (les niveaux inférieurs et supérieurs). C’est de la qualité de ces coopérations qu’il faut se préoccuper, plutôt que du meccano institutionnel ;
- cette nouvelle donne exige l’invention de nouvelles formes de démocratie : la démocratie représentative doit s’articuler à de nouvelles scènes de démocratie participative, aussi diverses que le sont les enjeux actuels de la vie collective ; la démocratie aujourd’hui réservée au résident doit s’ouvrir à l’usager.
Le débat reste ouvert
Ce plaidoyer des tenants de « l’interterritorialité » a le grand mérite d’obliger à un salutaire pas de côté par rapport au discours convenu sur la réforme, dont on voit bien à quel point il est à bout de souffle (« Nous sommes dans un pays qui ne veut plus de décentralisation ! » déclarait le 19 juin dernier la ministre… de la Décentralisation). Il ne répond pas pour autant à toutes les questions que pose l’actuel déficit de gouvernance de nos territoires : le « faire ensemble » par arrangements pragmatiques et consensuels a bien des vertus, mais probablement pas la capacité à traiter les questions lourdes comme l’aménagement de l’espace ou la solidarité par la fiscalité… autant de sujets qu’il faut prendre garde de ne pas oublier en chemin.
DÉMOCRATIE DES LIEUX : fin d'une ère ?
• La pertinence territoriale était déjà introuvable dans une société plutôt sédentaire. Elle l’est encore davantage à l’heure de la mobilité et des réseaux. D. Béhar
• La décentralisation a été une démultiplication à l’identique de l’État-Nation, à tous les niveaux. On se contente de « jouer au Meccano » avec ce modèle, au niveau local, là où il est le plus déstabilisé par les effets des mobilités et des interdépendances.
• Il faut libérer la démocratie locale du carcan territorial obsolète qui l’étouffe, pour lui permettre d’investir ce monde de et en réseaux qui est la réalité actuelle. M. Vanier
DÉMOCRATIE DES LIENS : nouvel horizon ?
• L’explosion des mobilités et la montée en puissance des réseaux subvertissent les territoires ; les relations entre eux l’emportent désormais sur le jeu interne à chacun. M. Vanier
• L’interterritorialité, c’est la coordination et l’articulation des territoires tels qu’ils sont, plutôt que des institutions supplémentaires. D. Béhar, P. Estèbe, M. Vanier
• Elle a besoin de lieux où se rencontrent, sans rapport hiérarchique, des autorités dont la souveraineté est désormais partagée. Elle s’inscrit dans un autre registre que celui de l’autorité : celui de la négociation, de la transparence, de l’éthique. M. Vanier