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© tomtom24
Article publié le 23/03/2016
Difficile de dire aujourd’hui quels seront en 2017 les protagonistes du débat présidentiel de l’entre-deux tours. Là où l’on peut commencer à prendre plus sereinement des paris, c’est sur certaines occurrences au cours de cette confrontation.
Tout d’abord, s’il est confronté à un chiffre, ou un fait, qui ne plaide pas en sa faveur, un candidat répondra par un simple « c’est faux », sur lequel ni son adversaire ni les journalistes présents ne prendront le temps de rebondir.
Ensuite, des études sérieuses, forcément objectives, aux conclusions pourtant diamétralement opposées, seront mobilisées par les deux participants. Au final, ce n’est peut-être pas à un débat que nous assisterons alors, mais à la juxtaposition de deux monologues…
La société de l’information aurait dû nous permettre de rénover et d’élever le débat public : il n’en a rien été. La faute à deux tendances lourdes : d’une part la contraction du champ des faits (au sens de ce qui est reconnu comme certain et incontestable), d’autre part la balkanisation du champ de l’autorité en champ des expertises.
Le fait en péril
La contraction du champ des faits est permise par l’absence d’un fact-checking systématique, absence qui permet à chacun de réfuter les faits qui lui sont défavorables quand bien même il les sait exacts. En cas de mensonge éhonté, il est trop rare de voir la contradiction être portée dans la foulée, ce qui serait désormais envisageable avec les nouvelles technologies, ou même a posteriori.
Les journalistes présents se contentent de recommander aux téléspectateurs d’aller faire eux-mêmes les vérifications nécessaires.
Les débats télévisés organisés dans le cadre de la récente campagne pour les élections régionales ont sur ce point été éclairants. Plusieurs points ont été contestés pendant leur tenue (sans parler des éventuelles contre-vérités qui auraient été assénées par des candidats mais non relevées par leurs contradicteurs) : la nature du vote d’un candidat sur une loi au Parlement, la présence ou non d’un programme détaillé sur son site Internet, la réalité de propos tenus par le passé dans la presse écrite (dans la presse écrite !), ou encore l’évolution d’un budget de l’État ou de la collectivité dont la présidence est ici visée… Les protagonistes dénoncent à tour de rôle les approximations et les mensonges de leurs concurrents, les journalistes présents se contentent eux de recommander aux téléspectateurs d’aller faire eux-mêmes les vérifications nécessaires.
Les initiatives en la matière se développent certes, mais les journalistes concernés sont parfois accusés de ne porter la contradiction qu’en fonction de leurs préférences personnelles ou de la ligne éditoriale de leur médium. Pour être légitime donc, le fact-checking doit être systématique (à un certain niveau au moins). Cela passe par une amélioration de « l’excellence journalistique qui sert la démocratie », pour reprendre les propos du président du Poynter Institute, Tim Franklin ((Un réseau mondial pour les adeptes du « fact-checking » en octobre, LesEchos.fr, 22 septembre 2015.))
Force est de constater que nos grands journalistes laissent largement les politiques dire n’importe quoi sans danger d’être contredits.
De ce point de vue, force est de constater que nos grands journalistes laissent largement les politiques dire n’importe quoi sans danger d’être contredits. Carences dans la formation initiale, absence de travail préalable aux entretiens, connivence entre journalistes et politiques, ou encore déférence typiquement française que les premiers témoignent aux seconds… Si les explications d’un tel comportement sont nombreuses et variées, on regrettera qu’aucune ne soit recevable. Quelle différence avec la rigueur et le travail qui règnent outre-Atlantique et outre-Manche !
Le chiffre en péril
La balkanisation du champ de l’autorité a, elle, été permise par la transformation du monde universitaire et scientifique en un vaste supermarché au sein duquel chacun peut trouver l’étude qui servira au mieux son argumentaire (et en prenant bien soin de ne pas évoquer les autres…). Weber 0 – Bachelard 1 : aujourd’hui, le savant est le politique, et il a laissé de côté l’éthique de responsabilité pour assumer pleinement ses convictions et la part ascientifique de sa démarche. Résultat : on nous avait promis des think-tanks, on se retrouve trop souvent face à des trash-talkers, préférant les bons mots aux bons chiffres. Par moments, à la lecture de certaines études, on a presque l’impression de se retrouver en face d’Erhardt Von Gruppen-Mundt, le scientifique en charge l’Academy of Tobacco Studies dans ce petit bijou cinématographique qu’est Thank you for smoking ((Description savoureuse du bonhomme par Nick Naylor, le lobbyiste pro-tabac : « He’s been testing the link between nicotine and lung cancer for thirty years and hasn’t found any conclusive results. The man is a genius. He could disprove gravity. »)).
On nous avait promis des think-tanks, on se retrouve trop souvent face à des trash-talkers, préférant les bons mots aux bons chiffres.
En multipliant les experts, nous avons ruiné les autorités : désormais, plus aucun organisme, aussi respectable et installé soit-il, ne peut produire une étude sans qu’une autre production à la légitimité proche et aux conclusions différentes ne lui soit opposée. Vous dites étude de l’OCDE ((www.oecd.org/fr/social/inegalite-et-pauvrete.htm.)) avançant que la réduction des inégalités profite à tous ? On vous répond étude du FMI ((http://www.imf.org/external/pubs/ft/sdn/2014/sdn1402.pdf : « We should be careful not to assume that there is a big trade-off between redistribution and growth. The best available macroeconomic data do not support that conclusion. »)) établissant qu’il n’y a pas de lien évident entre redistribution et croissance. Autre exemple : dans un récent article sur le discours antifiscal ((Leroy Marc, Le discours antifiscal à l’épreuve de la sociologie fiscale, RFFP, n° 128, novembre 2014, p. 241.)), Marc Leroy liste toute une série d’études très sérieuses attestant d’une corrélation entre le montant du revenu et la décision d’éviter l’impôt… avant de lister une tout autre série infirmant ladite corrélation.
Même des autorités solidement ancrées dans le paysage institutionnel et au caractère non partisan avéré sont aujourd’hui contestées, dans leur sérieux comme dans l’orientation de leurs analyses. Au Pays-Bas, le Bureau central du plan a, depuis trois décennies, pour mission de mesurer, en amont des campagnes électorales, le coût de mesures proposées par les différents partis politiques : certains candidats n’hésitent plus désormais à contester publiquement tout ou partie de ses productions. Le même risque pourrait, en France, un jour guetter la Cour des comptes.
À quoi bon en effet fonder son argumentaire sur une expertise extérieure s’il est aisé à votre contradicteur d’établir le caractère orienté de cette production et de vous en opposer une autre ?
Conséquence de ce mouvement : non seulement une sophistication de la mauvaise foi, mais surtout la disparition programmée du chiffre dans un débat public au sein duquel il commençait à peine à prendre ses marques. À quoi bon en effet fonder son argumentaire sur une expertise extérieure s’il est aisé à votre contradicteur d’établir le caractère orienté de cette production et de vous en opposer une autre ?
Au même titre que l’excellence journalistique pourrait sauver la place du fait, le chiffre, lui, ne pourrait être réhabilité, que par un renouveau de l’éthique de responsabilité dans le monde universitaire et scientifique. Vaste programme…