Directeur du logement : entre professionnalisme et clientélisme, une position intenable

Nicolas Braemer

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Directeur du logement : entre professionnalisme et clientélisme, une position intenable

© NODEROG –ISTOCK

La clientélisme, premier critère d'attribution des logements sociaux ? Heureusement non. Mais certaines pratiques ont la peau dure. Nous avons rencontré deux témoins, dont un directeur du logement à la carrière écourtée. Ils racontent leur expérience récente, sous le sceau de l’anonymat. Édifiant.

Ils sont ou ont été directeurs du logement dans de grandes villes à fort taux de logements sociaux dans la première moitié de la décennie 2010. L’un dans le Sud de la France, l’autre en banlieue parisienne.

Pour eux, les règles de commission d’appel d’offres étaient bafouées régulièrement, les mettant au passage dans une situation très inconfortable. « J’étais positionné entre l’homme de paille et le fusible. Je devais signer des choses sans poser de questions et, ensuite, j’avais le plaisir de m’expliquer devant la Mission interministérielle d’inspection du logement social (Milos) », se souvient notre témoin francilien, évincé de son poste après quelques mois à la demande du maire : il avait relevé des anomalies et demandé des procédures plus transparentes.

Si le pouvoir réel est officiellement dans les mains du directeur du logement, dans la réalité « les membres du CA représentant les collectivités et les associations de locataires étaient inféodées au cabinet du maire. Les représentants de l’État, les syndicats ou la CAF étaient soit incompétents, soit passifs. Du coup, je me suis retrouvé dans un face-à-face avec le maire, ce qui n’est pas normal. »

Commission d’attribution démissionnaire

La composition de la commission d’attribution sert normalement de garde-fou, avec en particulier la présence du représentant de l’État, garant selon les textes de la régularité du processus d’attribution. Seulement, « les membres de la commission ne demandaient pas les dossiers avant de venir. Le cabinet du maire jouait sur la paresse et l’absence de motivation des membres de la commission à contrôler. »

Le cabinet du maire jouait sur la paresse et l’absence de motivation des membres de la commission à contrôler.

Directeur du logement dans le Sud, notre autre témoin délivre un constat désabusé : « La mixité sociale est impossible quand vous faites rentrer des gens sur la seule base de leur capacité électorale. Tous les gens qui entraient dans les HLM appartenaient à des clientèles politiques. Il existait un accord très étrange entre les partis de la majorité municipale, qui se partageaient les attributions. »

Locataires plus choyés que d’autres

L’immixtion de l’exécutif local ne s’arrête pas à l’attribution. Notre témoin francilien se rappelle avoir été « bombardé de mails et de coups de téléphone du cabinet, pas toujours en accord avec le Code de la construction et de l’habitation ».

Il y avait des commandes spécifiques pour certains locataires particulièrement choyés : des matériaux de qualité différente, par exemple.

Les demandes étaient nombreuses et variées : « Sur les travaux d’électricité ou de plomberie, on me demandait que certains locataires ne les subissent pas à la date prévue. À l’inverse, il y avait des commandes spécifiques pour certains locataires particulièrement choyés : des matériaux de qualité différente, par exemple. »

Conflit avec les valeurs du service public

L’intervention clientélaire est évidemment contradictoire avec les valeurs du service public : « Cela pose une question de neutralité du service public et d’égalité de traitement des locataires ». Notre témoin francilien se souvient de la réaction des agents : « Leurs principes personnels de neutralité et de rectitude par rapport aux demandeurs leur faisaient poser la question de la neutralité et de l’égalité de traitement. Ils avaient une volonté d’être dans le cadre le plus légal et « carré » possible. Autant de valeurs qu’ils sentaient battues en brèche par le caractère irrégulier des demandes du cabinet. »

Malgré les garde-fous légaux (surtout depuis 2007), censés donner une autonomie de gestion au DG de l’OPH, les bras de fer se sont toujours terminés à l’avantage de l’autorité territoriale.

« En cas d’urgence absolue »
Notre témoin était collaborateur de cabinet dans une ville à fort taux de logements sociaux. Son témoignage reflète sans doute mieux que les exemples extrêmes la réalité « normale » des demandes des élus sur le travail d’un service logement. « De temps en temps, le cabinet influait sur l’attribution de logements sociaux. C’est bien normal à mon sens, le fait du prince n’existe pas pour rien. Toutefois, je pense que c’était exceptionnel (cas d’urgence absolue, deux ou trois fois en cas d’agression envers l’adjoint au logement notamment). Parfois, il y avait une crispation avec le service logement quand cela entrait en confrontation avec les critères objectifs d’attribution. »

Cesare Mattina

« Ce qui se passait à Marseille pourrait arriver ailleurs »
Cesare Mattina est sociologue du politique et de l’action publique à l’université d’Aix-Marseille et au CNRS. Il a travaillé sur le clientélisme au sein du logement social dans les années 70 et 80 à Marseille.

Quelles conclusions aviez-vous tirées de votre étude ? D’abord, c’était un système où le politique détenait un pouvoir absolument total, même si les demandes clientélistes créaient des tensions avec les techniciens du service logement. Globalement, les électeurs ou les petits notables locaux écrivaient au maire pour obtenir un logement social. Il s’agissait d’une période particulière, durant laquelle il y avait moins de ressources à redistribuer et notamment peu de logements sociaux de qualité. La demande était de plus en plus soutenue et on faisait donc beaucoup de mécontents quand on attribuait par voie clientélaire.

Qui bénéficiait du système et pourquoi ? Dans les années 70-80, le partage des logements sociaux se faisait entre les groupes de la majorité municipale. Il y avait des quotas par élus et par groupe politique. Les attributaires n’étaient pas tous des pauvres gens. Pour moi, le clientélisme bénéficie d’abord aux classes moyennes, parmi lesquelles les employés de la mairie et de ses services rattachés, les notables des associations de quartiers et des associations de type communautaire. Il ne faut pas oublier qu’un logement social de qualité apporte une possibilité importante d’ascension sociale et de distinction. Je ne parle pas des logements dans les quartiers difficiles, où personne ne veut aller. En outre, payer deux fois moins cher son loyer améliore sa condition économique et sociale.

SCÈNES DE LA VIE QUOTIDIENNE - ACTE I
De la fiction, ces saynètes ? Ce sont pourtant des choses entendues dans une ville comprenant un fort taux de logements sociaux.
Personnages : l’élu au logement, la demandeuse de logement.
La demandeuse — Monsieur le maire-adjoint, je dois trouver un logement social de toute urgence. J’ai un cancer du sein.
Élu au logement — Avez-vous déposé un dossier auprès du service ?
La demandeuse — Vous ne me croyez pas ? (elle dépose sa poitrine malade sur le bureau)
Élu au logement (qui a viré au blafard) — Je vais faire tout ce que je peux pour accélérer votre dossier.

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