Discriminations à l'embauche : le privé évolue plus vite que le public

Stéphane Menu

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Discriminations à l'embauche : le privé évolue plus vite que le public

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© Jp Djivanides

Toutes les études démontrent qu’un candidat « maghrébin » présente moins de chances d’être recruté sur un poste qu’un candidat au patronyme « hexagonal ». Une triste réalité sociale, mais surtout un manque à gagner évident pour l’économie française et la fonction publique. Avec ce discours de conviction, le cabinet de recrutement Mozaïk RH fait changer le regard des entreprises, en permettant la rencontre de deux mondes qui ne se connaissent pas. La fonction publique, elle, doit encore faire son examen de conscience pour participer plus activement à cette lutte.

Saïd Hammouche, 45 ans, est fondateur du cabinet de recrutement Mozaïk RH.
Diplômé en ressources humaines, il a travaillé en mission locale et en établissement de formation continue pour adultes. Il a ensuite intégré l’Éducation nationale. Cinq ans plus tard, il abandonne son statut dans la fonction publique pour fonder Mozaïk RH.

Comment est né Mozaïk RH ?

Cela remonte à janvier 2008. Nous étions un certain nombre d’acteurs de la société civile à vouloir traiter des discriminations à l’emploi. Nous voulions créer un cabinet de recrutement pour révéler aux acteurs économiques la présence de talents issus des quartiers prioritaires. Nous ne sommes partis de rien parce que nous ne voulions pas bénéficier de financements publics, aide qui, généralement, limite quelque peu la créativité. Je viens pourtant de la fonction publique d’État, plus précisément du service de la formation continue au rectorat de Paris.

On nous pousse à basculer sur un statut privé. Mais, avec les 35 salariés que comptent désormais Mozaïk, nous souhaitons rester une association.

Au début, je n’avais ni réseau ni argent pour financer la démarche. C’était une feuille blanche que nous avons écrite avec beaucoup de volonté parce que nous souhaitions faire bouger les lignes dans ce domaine. Nous sommes dans un engagement de valeurs. Nous avons volontairement conservé notre statut associatif. Beaucoup de personnes nous poussent à basculer sur un statut privé. Mais, avec les 35 salariés que comptent désormais Mozaïk – et oui, nous avons aussi créé de l’emploi –, nous souhaitons rester en l’état.

Lire aussi : Entretien croisé : il n'existe pas d'arsenal juridique contre la discrimination raciale au-travail

Huit ans plus tard, le projet a en effet bien grandi. Quel bilan tirez-vous ?

En 2016, nous avons en effet permis à 4 000 jeunes de signer un contrat. Nous avons travaillé avec une société du CAC 40 sur deux. Ça ne veut pas dire que, par enchantement, grâce à notre action, les discriminations raciales à l’emploi ont disparu, mais des portes s’ouvrent, des esprits évoluent. Les entreprises qui nous font confiance ont compris qu’elles devaient changer d’échelle, qu’elles pouvaient compter sur le talent de ces jeunes diplômés issus des quartiers et auxquels elles n’ont pas accès dans leur réseau habituel de recrutement.

En 2016, Mozaïk a permis à 4 000 jeunes de signer un contrat. Nous avons travaillé avec une société du CAC 40 sur deux.

J’avais écrit un livre avec Vincent Edin sur ce thème en 2012, « Chronique de la discrimination ordinaire » ((Vincent Edin, Saïd Hammouche. Chronique de la discrimination ordinaire. Collection Folio actuel. Gallimard.)). Le maintien d’un système discriminatoire coûte 10 000 euros par personne en France chaque année. France Stratégie vient de révéler que les discriminations, au sens large, font perdre chaque année 6 points de PIB au pays, soit 150 milliards d’euros. C’est colossal !

La réduction des discriminations relancerait la croissance !
C’est un rapport aux enseignements étonnants. Si la France, dans les vingt-cinq prochaines années, décidait de mener une lutte âpre contre les discriminations, elle augmenterait chaque année son produit intérieur brut (PIB) de 0,25 %, soit 7 % à l’horizon de 2040, et économiserait ainsi 150 Md€ ! Concrètement, la loi prohibe 21 motifs de discrimination. Dans ce rapport, les auteurs ont planché sur les deux discriminations les plus massives, celles concernant les femmes et l’origine géographique. Ils ont étendu l’analyse descriptive au handicap, à l’orientation sexuelle et au lieu de résidence. Il appert que la principale discrimination touche les femmes. Leur taux d’activité professionnelle est de dix points inférieur à celui des hommes ; le temps partiel qu’elles subissent est de 20 % plus élevé que le sexe opposé. Quant à la possibilité d’accéder à un haut salaire dans des conditions équivalentes de diplômes, elle présente un écart inférieur de dix points !
Les immigrés d’origine africaine, les deux sexes confondus, présentent un risque plus élevé d’exposition au chômage de sept points. « C’est la première fois qu’une telle étude est menée en France. Les États-Unis ont fait ce travail avant nous, les chercheurs ont conclu que 60 % de la croissance gagnée ces 50 dernières années étaient liés à la réduction de ces discriminations », assure Jean Flamand, un des auteurs de l’étude.
Ce rapport montre que les discriminations concernent toutes les couches sociales : « Dans les entreprises du CAC 40, on compte une seule femme contre 39 hommes à la tête des grandes entreprises », conclut Jean Flamand. Plusieurs ministres ont reçu officiellement ce rapport dont la vocation est de nourrir la réflexion du gouvernement. Trop tard sans doute pour l’actuel. Et si la lutte contre les discriminations devenait un des sujets phares de la prochaine élection présidentielle ? On peut rêver…
Le coût économique des discriminations. France Stratégie.

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi la France, au contraire des États-Unis par exemple, est-elle si rétive à l’embauche des jeunes diplômés issus de l’immigration ?

En France, on parle beaucoup des discriminations, envers les femmes ou les personnes handicapées par exemple, sans forcément trouver les bonnes solutions. Concernant les discriminations raciales, le thème est apparu il y a seulement une dizaine d’années. On a trop longtemps intellectualisé ce débat, notamment à travers le concept de discrimination positive, comme s’il fallait imposer un changement de comportement qui n’était pas naturel.

Les discriminations font perdre chaque année 6 points de PIB au pays, soit 150 milliards d’euros. C’est colossal !

Notre démarche est différente : nous sommes un cabinet de recrutement comme un autre, dont la spécificité est de faire changer le regard des recruteurs sur ces jeunes. Nous sommes allés à la recherche des talents dans les quartiers défavorisés. Prenons le cas de la Seine-Saint-Denis, un des territoires français les plus dynamiques en matière économique. Chaque année, dans ce département, 15 000 jeunes diplômés sortent des facultés ou des écoles. Comment faire rencontrer ces deux mondes qui s’ignoraient ? Tel a été l’axe principal de notre action.

Lire aussi : Hélène Geoffroy : l'embellie économique doit se concrétiser dans les quartiers

Comment accompagnez-vous les jeunes vers l’emploi ?

Nous avons mené plusieurs études en interne. Nos taux d’intégration dans les entreprises pour nos candidats sont de 50 % à trois mois et de 80 % à six mois. Pour les jeunes, le fait de passer par Mozaïk RH leur permet d’augmenter leur confiance sur leur capacité d’intégration. Chaque fois qu’un jeune diplômé issu des quartiers prioritaires est embauché, l’État économise 10 800 euros par an puisqu’il cotise comme un autre salarié et qu’il n’est plus en situation de chômage. Cela génère donc de la richesse mais aussi une plus-value en matière d’exemplarité : son intégration professionnelle a valeur didactique auprès des autres jeunes, qui se disent que suivre de bonnes études peut déboucher sur une vie meilleure.

Pour les jeunes, le fait de passer par Mozaïk RH leur permet d’augmenter leur confiance sur leur capacité d’intégration.

Comment approchez-vous les entreprises ?

Je me suis rendu compte qu’elles n’étaient pas fermées à l’idée de recruter dans les quartiers prioritaires. Elles n’ont pas les réseaux, c’est aussi simple que ça. Quand nous apprenons que telle grosse entreprise souhaite embaucher un nombre important de collaborateurs, nous menons un travail classique de cabinet de recrutement. Nous les rencontrons et nous ne leur demandons surtout pas d’être dans la charité ou dans la compassion. Nous avons des solutions positives pour elles. Elles découvrent dès lors qu’il existe dans ce pays des jeunes qui ont des capacités qu’elles ignoraient. Vous savez, les entreprises font rarement dans la philanthropie. Elles cherchent des compétences pour grandir. Mais le chemin est encore long.

La ministre du Travail, Myriam El Khomri, a fait tester une quarantaine d’entreprises sur les discriminations raciales. Les résultats sont catastrophiques (lire en encadré). Beaucoup de grandes entreprises ont tendance à recruter des clones, des gens qui ressemblent aux cadres déjà en place. C’est pour cette raison que nous avons souhaité valoriser les entreprises qui ont décidé d’aller au bout de leur démarche d’ouverture en créant une fondation et en publiant le Top 10 des recruteurs de la diversité. Ces trophées symboliques ont été remis le 9 décembre 2016 au ministère de l’Économie. Dans ce Top 10, on trouve à la fois des grosses entreprises et d’autres issues de l’Économie sociale et solidaire.

Un testing désespérant !
La « promesse d’égalité républicaine », ce devait être maintenant mais ce sera, espérons-le, pour plus tard ! En découvrant les résultats de la campagne nationale de « testing » menée par le gouvernement auprès de grandes entreprises, Myriam El Khomri se serait fortement fâchée : 30 % des employeurs testés manifesteraient à l’évidence de fortes propensions à la discrimination envers les candidats d’origine maghrébine.
Entre avril et juillet 2016, le cabinet ISM Corum a testé 40 grandes entreprises de plus de 1 000 salariés. Pour chacune, elle a répondu à entre 30 et 40 offres d’emploi, en envoyant deux candidatures « rigoureusement équivalentes » (sexe, âge, lieu de résidence, nationalité française, expérience, formation), avec pour seule différence un nom à consonance « hexagonale » ou « maghrébine ». Au total, 3 000 CV ont été envoyés en réponse à 1 500 offres, pour des postes d’employés ou de managers.
12 des 40 entreprises ont manifesté de la discrimination envers les candidatures « maghrébines » : leur taux de réponses positives a été inférieur de 15 à 35 points à celui des candidatures « hexagonales » !

En la matière, comme l’a récemment montré le rapport L’Horty, la fonction publique est loin d’être vertueuse (lire l’encadré ci-dessous).

Oui, et on peut même dire que c’est le secteur privé qui évolue plus rapidement que le public. Il est même étonnant, quand on sait la volonté de la ministre du Travail de faire évoluer les mentalités, de constater que toutes les administrations centrales ne sont pas labellisées Charte de la diversité. Le discours que nous entendons est celui d’une fonction publique qui recrute des bas niveaux de qualification qui ne pourraient pas exercer dans le privé. Peut-être que les RH se contentent de ce service minimum.

La fonction publique recruterait des bas niveaux de qualification qui ne pourraient pas exercer dans le privé. Peut-être que les RH se contentent de ce service minimum.

Certaines entreprises publiques évoluent. Nous avons réussi à faire entrer 50 jeunes à Radio France. C’est un début. Nous travaillons beaucoup avec les ministères. Mais nous avons moins de relais dans la fonction publique territoriale. Nous soutenons l’action du député PS Daniel Goldberg, qui veut inscrire dans la loi des mesures d’accompagnement aux entreprises désireuses d’ouvrir leur processus de recrutement aux jeunes des quartiers prioritaires.

Le rapport qui dérange
Le 12 juillet 2016, Yannick L’Horty, professeur à l’Université Paris-Est Marne-La Vallée, a remis au Premier ministre le rapport de la mission qu’il a dirigée sur « Les discriminations dans l’accès à l’emploi public ».
À ses yeux, le concours n’assurerait pas sa fonction de neutralité face à l’emploi dans la fonction publique ; il souligne le fait que les employeurs publics seraient « victimes » de « stéréotypes » dans leur recrutement. Le testing s’est basé sur des candidatures purement virtuelles prenant la forme d’un envoi de lettres de motivation et de CV en réponses à de vraies offres d’emploi. Trois candidatures fictives ont été élaborées : un candidat portant un prénom et un nom à consonance française et résidant dans un quartier neutre (candidat de référence) ; un candidat portant un prénom et un nom à consonance maghrébine et résidant dans un quartier neutre ; un candidat portant un prénom et un nom à consonance française résidant dans un quartier politique de la ville (QPV).
644 offres ont été adressées secteur privé (59 %) pour établir un comparatif, 442 dans la fonction publique, dont 280 dans la fonction publique territoriale (FPT), 91 dans la fonction publique hospitalière et 71 dans la fonction publique d’État.
Il apparaît, entre autres, que sur les 90 offres d’emploi de responsable administratif testées dans la FPT, le candidat résidant dans un quartier politique de la ville a un taux d’accès aux entretiens d’embauche inférieur de 11,11 points aux deux autres candidats. Des tests qui indiquent « de façon convergente » que la fonction publique « ne présente pas globalement de meilleurs résultats que les recruteurs privés ».

Aux États-Unis, on lutte contre la discrimination raciale parce qu’elle permet de gagner en croissance économique. D’ailleurs, vous avez récemment signé une convention avec l’ambassade des États-Unis en France. Que contient-elle ?

Jane Dorothy Hartley, ambassadrice des États-Unis en France, nous a clairement indiqué qu’elle croyait aux vertus de la diversité. Elle a donc organisé deux dîners à l’ambassade en présence de 25 patrons américains dont les entreprises sont implantées en France. Dans la foulée, nous avons pu proposer 200 postes à ces entreprises. J’ai eu un retour de General Electric, m’assurant que 60 % des candidatures les intéressaient, dont deux hauts potentiels, manière de dire chez les Américains qu’ils occuperont rapidement des fonctions de cadre. Certaines entreprises françaises, comme LVMH ou encore Danone, tiennent le même discours. Il ne faut pas désespérer.

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