En management, le « je » ne doit pas passer avant le nous

Bruno Cohen-Bacrie

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© Andres Rodriguez-Fotolia

Spécialiste du management intervenant régulièrement dans ces colonnes, Maurice Thévenet défend l'idée que le management ne devrait pas se réduire ou se limiter à la prise en compte du sujet. Même si tout pousse à mettre le sujet au centre de l'action managériale, il existerait aussi quelques impasses à cette approche. Interview...

Maurice Thévenet

maurice_thevenetest professeur au Cnam et à Essec Business School. Membre du Cercle de l'entreprise et de la commission Repères des EDC, il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages et de très nombreux articles sur le management et la gestion des personnes. Il a publié « Le management hors du sujet », Nouvelle revue de psychosociologie.

Qu'entendez-vous par cette formule originale de « management hors du sujet », distincte du management « hors sujet » qu'on lit parfois ?

Il faut resituer cette formule dans son contexte. La Nouvelle revue de psychologie avait invité des contributeurs sur le thème du « management hors sujet ». J'ai malicieusement utilisé ce terme, pour poser la question : est-ce que le management ne ferait pas bien de s'occuper un peu moins du sujet ? Qu'est-ce qu'il y a derrière cette formule ? Cela pose la question : est-ce qu'on n'a pas tendance à ne regarder dans ces problématiques managériales que le sujet, le sujet tout seul comme s'il n'y avait rien autour. Dieu sait qu'il faut prendre en compte les personnes ! Est-ce que, pour autant, le management doit se réduire à cela ? On ne prend pas suffisamment en compte les autres sujets qui sont autour. On tient également peu compte du sujet dans le temps, de ce qu'il y a avant ou après. Parfois, à force de le mettre au centre, on oublie même la finalité du management, parce que ce qu'on attend du collectif, c'est de produire quelque chose, et pas simplement le plaisir d'être ensemble. Il faut donc insister sur le fait que ces notions ne sont pas assez mises en valeur. Un des exemples, c'est toute l'approche que l'on a aujourd'hui du travail. On s'aperçoit qu'on a le plus souvent du travail une approche très individuelle ou personnelle, à travers les compétences, le contrat, le poste, les risques psychosociaux, voire la souffrance. Tout cela renforce une approche individuelle autour du travail. On peut pourtant en avoir une approche plus collective. Le travail n'existe pas seul et il est par nature collaboratif et collectif. Pourquoi, dès lors, ne pas voir le travail aussi comme une expérience collective et non exclusivement individuelle et centrée sur le sujet ?
 Je crains qu'à force de prendre en compte la particularité du sujet, on oublie la tâche à accomplir.

Qu'est-ce qui pourrait expliquer la prédominance de cette approche individuelle ?

Il existe sûrement des explications que les historiens et les sociologues repèrent mieux que moi. L'évolution vers l'individualisme et le « singularisme » depuis deux siècles en témoigne. On pourra dire que le management et la gestion des ressources humaines ont depuis longtemps cherché à mettre en pratique des dispositions qui tiendraient la personne au centre de la performance. On a parfois l'impression que certaines institutions existeraient en priorité pour les sujets qui les composent. Cette approche individuelle tient à un lien presque juridique : le lien entre les personnes et l'institution est avant tout juridique. Le contrat de travail et la rémunération sont individuels. L'attention portée aux risques psychosociaux en est un bon exemple : stress et souffrance se rajoutent aux dimensions de son vecteur personnel au travail. L'idée d'un but ou d'une œuvre collective peut ainsi passer au second plan, voire être oubliée. Les revues consacrées à la psychologie se vendent bien, mais peu de chose se vend en matière de sens du travail.

Vous-même défendez l'idée que le management devrait prendre ses distances avec un sujet dont la mission l'oblige à influencer les comportements.

C'est surtout un constat. Quand on manage, on fait en sorte que l'action collective soit efficace. Je ne sais pas forcément prédire ce que mes collaborateurs doivent faire, mais j'espère toujours que, face à une situation inattendue, ils auront la réaction appropriée. C'est un peu, toutes proportions gardées, comme lorsqu'on éduque un enfant. On ne peut lui apprendre à gérer toutes les situations, mais on espère que l'éducation reçue lui permettra de mieux affronter ces situations. Les managers sont aujourd'hui obligés de prendre en compte les personnes avec lesquelles ils travaillent. Ce que je crains, c'est qu'à force de prendre en compte la particularité du sujet, on oublie la tâche à accomplir, la finalité du travail. Manager, ce n'est pas traiter des problèmes individuels seulement, c'est améliorer sans cesse la manière dont les personnes coopèrent en clarifiant toujours les buts, en réaffirmant les valeurs communes, en travaillant plus ce qui se passe entre les individus que les sujets eux-mêmes. Dans l'importance accordée au sujet, il y a l'importance accordée au moment présent. Le sujet impose souvent son rythme et son temps, l'instant et le moment présent. Un management hors sujet donnerait un peu plus d'importance au temps, à l'histoire, à l'espérance et à la précaution pour l'avenir. Il reconnaîtrait qu'une institution ne se réduit pas à ceux qui la composent aujourd'hui, mais qu'elle est l'aboutissement de l'action de tous ceux qui ont précédé les sujets du moment.
 Quand on manage, on fait en sorte que l'action collective soit efficace.

Vous suggérez donc que prendre ses distances vis-à-vis du sujet reviendrait à donner plus de place aux autres ?

Ce que je mets en évidence, c'est qu'à donner tant d'importance au sujet, on perd de vue l'impératif pour une institution d'un minimum d'équité. Un groupe, une famille, ne peuvent fonctionner qu'avec des principes qui s'appliquent de la même manière pour tout le monde. On oublie facilement cette obligation des contraintes du collectif en ne regardant que le sujet. Ce n'est pas parce qu'on prend en compte les différents sujets, qu'ils réussissent collectivement. Se préoccuper des sujets futurs, c'est faire en sorte que les politiques garantissent effectivement le développement de l'institution dans le futur. « Gouverner » – pour employer un terme moderne – c'est utiliser les ressources de sa culture pour faire face aux problèmes permanents de l'organisation, à savoir « faire avec » un environnement et maintenir de la cohésion interne. La culture est ressource et pas objet de manipulation !

Enfin, vous développez l'idée que le management, pour sortir du piège du sujet, devrait se décentrer lui-même comme science ou tout simplement corpus de connaissances ?

Ce qu'on lit dans le domaine du management n'est pas toujours d'une grande profondeur en matière de sciences humaines. Cela se limite souvent à une sociologie de la domination ou à une psychologie de la plainte. Le champ des sciences humaines est heureusement plus vaste que cela et il n'est jamais inutile d'étendre son champ de vision et de revenir aux bases de l'anthropologie. Parfois, le management s'avère assez pauvre dans ses emprunts. Il emprunte aux sciences humaines les plus récentes en oubliant que la réflexion sur l'homme a commencé il y a des millénaires. Les contemporains ne sont pas seuls à pouvoir dire quelque chose de sensé sur la nature humaine. Le management a aussi besoin d'un peu de modestie.

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