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« Dans un monde de petits métiers et de petites aventures, décrit l’historien Philippe Ariès, l’enfant était une figure familière de la rue. Ensuite, un long mouvement de privatisation l’a retiré peu à peu de l’espace urbain qui cessait dès lors d’être un espace de vie épaisse où le privé et le public ne se distinguaient pas, pour devenir un lieu de passage réglé par les logiques transparentes de la circulation et de la sécurité. Cette ville où les enfants vivaient et circulaient, nous l’avons perdue. Ce qui l’a remplacée n’est pas une autre ville, c’est la non-ville, l’anti-ville, la ville intégralement privatisée. »
Où sont les enfants ?
Un constat dur, mais réaliste. Où sont les enfants dans la ville ? Dans leur foyer, à l’école, au gymnase, au conservatoire ou au parc. Dans des lieux circonscrits et souvent standardisés dans leur aménagement. Certaines communes tentent de lutter contre ce phénomène en réhabilitant la « place du village », souvent devant la mairie ou l’église. Bannissement des voitures, zone ouverte et entièrement piétonne, aire de rassemblement mais surtout aire de jeux à la sortie des écoles… C’est un bon début. Reste à s’attaquer aux trottoirs, au partage de la rue avec le reste de la population, et surtout avec les voitures.
Cela ne viendrait même plus à l’idée des parents de laisser leurs enfants jouer au pied de l’immeuble, dans la rue…
Pour qui est pensée la ville ? « La ville est conçue pour ceux qui travaillent et se portent bien », estime Thierry Paquot ((La ville récréative, enfants joueurs et écoles buissonnières, sous la direction de Thierry Paquot, éditions Infolio.)). « Or, avec le chômage des uns, les réductions du temps de travail des autres, le vieillissement de la population et la scolarisation, les « inactifs » sont dorénavant majoritaires en ville, dans une ville qui ne les ménage pas. Il devient impératif d’adapter les services publics aux handicapés comme aux vieilles personnes, et de soigner la ville afin que les enfants s’y sentent désirés. »
Pour l’instant, le compte n’y est pas. Impossible d’envisager de sortir un ballon, de jouer à la marelle sur un trottoir souvent étroit, sans gêner les passants hostiles. Et dans les faits, cela ne viendrait même plus à l’idée des parents de laisser leurs enfants jouer au pied de l’immeuble, dans la rue… Aujourd’hui, seules les aires de jeux, dans les parcs ou les squares, leur sont réservées. Des aires de jeux uniformes, où se côtoient tourniquet, balançoire, toboggan et tape-cul aux couleurs criardes sur un sol antichoc.
Reconquérir sa rue
Marie Gervais, auteure de « Libérez la créativité de vos enfants » et « La famille buissonnière », a reconquis sa rue sans préméditation. « De retour de l’étranger, nous nous installons dans une impasse avec de toutes petites maisons serrées, en banlieue parisienne. Plutôt que de se cantonner au jardin, je prenais mon thé et laissais les enfants jouer dans la rue. Un jour, une maman m’a rejointe avec ses enfants et son thé, puis une autre… J’avais un très grand rouleau de papier et, comme il n’y avait pas de place dans la maison pour l’étaler, nous sommes allés dans la rue pour dessiner. Encore une fois, d’autres enfants ont rejoint les miens, même les plus grands se sont pris au jeu ! Nous avons reproduit l’expérience avec des séances de bricolage, de dessin à la craie sur la route… Depuis que les enfants ont investi la rue, les voitures ont pris l’habitude de rouler doucement. Et nous les adultes, nous organisons une « fête des voisins » environ vingt fois par an, en sortant boissons et victuailles où tout le monde vient piocher gaiement ! Une seule personne s’est plainte du bruit, mais dans l’ensemble cet investissement de l’espace public a été très bien accueilli, et a modifié profondément les relations de voisinage. »
Résister aux espaces à jouer clés en main
Dans son ouvrage consacré au jeu comme fondement de la construction harmonieuse de l’enfant, la pédagogue Maria Luisa Nüesch invite à résister à la tentation des espaces à jouer clés en main. Pour elle, le jour où les enfants des villes auront des coins de rue à cultiver, à balayer et des animaux à nourrir, les services municipaux, les pédagogues et les acteurs sociaux auront moins de travail.
Plus la rue est fréquentée, plus la vitesse des automobiles s’en trouve réduite et plus la sécurité « spontanée » se renforce.
Jane Jacobs, philosophe de l’architecture et de l’urbanisme, est, elle aussi, persuadée que des renfoncements dans la façade des immeubles abriteraient judicieusement certains jeux d’enfants et qu’une bonne largeur faciliterait la coexistence entre l’enfant qui saute à la corde, le flâneur et la foule toujours pressée. Avec ce constat : plus la rue est fréquentée, plus la vitesse des automobiles s’en trouve réduite et plus la sécurité « spontanée » se renforce.
En Allemagne, des terrains d’aventure pour les enfants
Il en existe plus de 400 en Allemagne, aucun en France. Initiés dans les années 1940, ces terrains d’aventures urbains consistent à laisser un espace de la ville en friche, pour les enfants. Très populaires parmi les jeunes de 6 à 14 ans, ils sont constitués de bric et de broc : déchets recyclés, rivière, boue, seaux, outils, arbres, planches… L’idée est de permettre aux enfants de sauter, construire des cabanes ou des barrages, se cacher, grimper ou bricoler. Même dans les quartiers résidentiels, de petits aménagements sont implantés le long des cheminements, ouverts sur l’espace public. Aucune haie, aucun portillon : les enfants sont libres d’aller et venir dans ces espaces familiers où il y a toujours un adulte, à proximité, pour assurer une surveillance collective informelle.