martinetok
© dr
Pouvez-vous nous résumer les problématiques dont vous avez souhaité traiter au travers de ces différentes contributions ?
Cet ouvrage offre des synthèses totalement réécrites à partir des travaux des 2es États généraux du management de la Fédération nationale pour l'enseignement et la gestion des entreprises que j'ai eu le plaisir de coordonner. Par analogie, au demeurant lointaine, avec les Entretiens de Bichat en médecine, le principe est de tenter, tous les deux ans, de se mettre en surplomb des travaux de recherche et de leurs questions nécessairement limitées, pour « faire le point » de façon synthétique, tenter d'identifier les avancées les plus nettes, les évolutions marquantes, les insuffisances des pratiques de management comme des théories qui les éclairent ou les inspirent. La problématique générale n'a jamais été aussi présente voire pesante qu'aujourd'hui : longtemps cantonné à la grande entreprise, le management s'est infiltré sinon imposé dans toutes les activités collectives organisées, un peu à la façon du nénuphar sur le lac ; il s'agit d'une espèce particulièrement invasive, pour le meilleur – une efficacité et une productivité accrues de nos dépenses d'énergie humaine – comme pour le pire – un risque d'étouffement sous les normes, les procédures, les injonctions, un effacement des fins sous les moyens mis en œuvre, un recul du politique et de la démocratie au profit d'un économisme, d'une financiarisation des activités humaines, et de la technocratie. Bref, le risque d'être de plus en plus performants, mais de se concentrer sur des performances de plus en plus insignifiantes.Comment illustrer ceci ?
Une dizaine de thèmes majeurs illustrent ou affinent cette lame de fond : le management des sociétés (commerciales) fabrique des sociétés du management. D'abord le bouleversement du monde porté par les stratégies inédites et les comportements nouveaux des multinationales des pays émergents face à des firmes occidentales, notamment européennes, qui se sont coulées dans les slogans simplificateurs et les injonctions des prescripteurs de tout poil (agences de notation, analystes financiers, audits...) et qui se trouvent cognitivement démunies dans cette nouvelle complexité. Les idéologies cachées sous les normes ou les « bonnes pratiques » ont dès lors façonné des gouvernances d'entreprises assez oligarchiques et financiarisé à outrance les méthodes de management. La question de la propriété et de la démocratie en entreprise doit être alors constamment réinstruite. D'où le thème surprenant du crime organisé, la façon dont la financiarisation a facilité son infiltration dans l'économie normale, et non plus seulement parallèle, en démultipliant les activités très lucratives à faible risque. Et il est troublant, à cet égard, de constater que les crises et les excès de la financiarisation n'ont rien changé ou presque dans la formation des ingénieurs financiers dont on sait qu'ils sont largement « élevés » en France, dans nos écoles les plus prestigieuses (Polytechnique, Centrale...) et appréciés bien davantage pour leurs aptitudes à concevoir des algorithmes que pour leur culture économique et a fortiori leur réflexion éthique. Autre grand thème : la responsabilité sociétale des entreprises et le développement durable. Il apparaît clairement que l'engagement des dirigeants et les procédures sont nécessaires mais insuffisants. Les normes et la régulation restent indispensables.Le management des sociétés (commerciales) fabrique des sociétés du management
Quelle place accordez-vous aux mutations et ruptures dans la lecture du rôle du management aujourd'hui ?
Certaines évolutions ou mutations provoquent aussi des ruptures. Ainsi la fragilisation et le stress des salariés dans certaines grandes entreprises françaises peuvent atteindre des niveaux critiques sous l'effet de modes de management trop centrés sur la polyvalence, la flexibilité et la productivité lorsqu'elles ne sont pas compensées et encadrées par des repères clairs sur le sens du travail, le respect des identités professionnelles, des méthodes d'évaluation claires et une reconnaissance par la hiérarchie du travail accompli. Autre mutation en passe de devenir rupture, la résistance d'un nombre croissant de consommateurs à l'égard de pratiques de marketing trop unilatérales et irrespectueuses de certaines valeurs. En ce domaine comme dans bien d'autres, l'incrédulité augmente et les clients sont de plus en plus réflexifs et enclins à comparer, mieux informés qu'ils sont par internet et le numérique. Les marketers seraient bien inspirés de ne pas les prendre trop longtemps pour des chiens de Pavlov.Quels enseignements plus généraux en tirez-vous quant à l'évolution des pratiques managériales ?
Au fond, la plupart des évolutions et des ruptures analysées montrent la nécessité d'un management plus subtil, plus contextualisé, plus inséré dans les structures sociales, les cultures... Mais aussi d'un management capable de raisonner en dialogique en lieu et place du « c'est l'un ou c'est l'autre » qu'affectionne la vulgate cartésienne que les Français reçoivent dès leur biberon. Il faut être de plus en plus attentif à réguler et à gérer des « couples en lutte-coopération » comme centralisation-décentralisation, global-local, homogénéité-diversité... Se départir d'une vision mécanique où chaque problème recevrait une solution optimum et définitive au profit d'une optique plus biologique où il faut jouer sur plusieurs registres, réguler de façon permanente en évitant de franchir des seuils pathologiques ou de rupture : trop de centralisation... ou de décentralisation, trop d'uniformisation... ou d'hétérogénéité, etc. rendent l'organisation dysfonctionnelle, dérégulée... Mais c'est un effort, voire un combat de tous les instants, comme le montrent les excès de la finance et son emprise déraisonnable sur le management, l'entreprise, les États...Toute importance d'un instrument de gestion structurant dans une organisation publique devrait inciter les dirigeants à se reposer la question de l'essence de l'institution qu'elle doit servir.
Comme observateur, pensez-vous qu'on puisse distinguer le management public du management « privé » ?
C'est bien parce que les instruments de gestion ne sont jamais neutres qu'il faut être prudent quand on les transporte d'une sphère dans une autre. Ce que ne font pas toujours les consultants pressés de vendre « des outils qui ont fait leurs preuves dans l'entreprise ». Les organisations publiques peuvent beaucoup s'améliorer en adaptant, plutôt qu'en adoptant, des outils conçus pour le secteur privé. Mais elles doivent veiller à ne pas renoncer à servir les institutions (éducation, justice, police...) qui restent le fondement de notre conception républicaine. Ainsi une université peut être mieux gérée en adoptant certaines méthodes de contrôle ou de communication, mais elle ne doit pas chercher à « devenir une entreprise ». Toute importation d'un instrument de gestion structurant dans une organisation publique devrait inciter les dirigeants à se reposer la question de l'essence de l'institution qu'elle doit servir, sa part à sanctuariser (pas d'université sans production libre de connaissances, pas d'hôpital public sans accueil de tous les malades...) et à veiller à ce que cet outil conçu pour des fins privées ne pervertisse pas cette part sanctuarisée. Ainsi, inciter les managers publics à se faire davantage stratèges implique que les buts et le cadre de politique générale de l'institution qu'ils servent soient clarifiés et réaffirmés, sauf à transformer insidieusement celle-ci en « organisation comme une autre ». Plus le management se répand dans nos vies et nos sociétés, plus il faut être vigilant sur ce qu'il façonne et plus il faut le contraindre à rendre des comptes.