Pourquoi un ouvrage sur cette question de l'évaluation ?
L'évaluation est partout. confinée tout d'abord à certains métiers (commerciaux), niveaux (cadres dirigeants) ou secteurs - la banque ou la grande distribution - elle a en trente ans gagné toutes les fonctions et tous les domaines d'activités. Une étude nous apprend que 95 % des salariés de 800 entreprises américaines en 2002, contre 45 % en 1971 utilisaient des dispositifs d'évaluation de la performance. La France n'est pas en reste. Et les salariés du secteur public ne sont pas oubliés. Ainsi, pour la première fois en 2011, les recteurs d'académie ont reçu une « prime au mérite » qui peut atteindre 7 000,00 euros annuels et dépend de la « réalisation des objectifs qui leur sont assignés ». Il est donc naïf de voir dans la diffusion de ces pratiques un simple effet de mode, semblable à tant d'autres couramment observés dans des organisations friandes de nouveauté. Ces pratiques se sont diffusées sans relâche depuis trente ans, traversant les frontières des pays et celles des organisations. Il semble que rien n'arrête la vague : ni les limites d'âge, puisqu'on propose d'évaluer les enfants de plus en plus jeunes à l'école, ni celles que définissait traditionnellement l'intimité - lien entre le soignant et le patient par exemple. Et que dire des agences de notation et de leurs verdicts ?De quelle évaluation parlez-vous ?
Dans tous les métiers existaient - et existent encore - des pratiques d'évaluation spécifiques, développées au cours du temps, modifiées souvent de manière incrémentale, et parfois associées à des moments particuliers de la vie professionnelle (promotions, recrutements, concours...). Par ailleurs, dans la vie professionnelle, a lieu une forme d'évaluation courante : lorsqu'en réunion un projet que vous souhaitez développer est refusé par vos collègues qui le trouvent inadapté par exemple. Associée à la pratique d'un métier, dont elle détermine certains moments d'une carrière, l'évaluation n'est cependant pas au cœur de l'activité. L'évaluation dont je parle a, au contraire, été placée au cœur de l'exercice des métiers, dont elle articule tous les aspects, y compris ceux qui étaient jusqu'alors relativement indépendants. S'appuyant sur des indicateurs chiffrés, censés synthétiser les résultats d'une activité, elle impose une définition précise de ses composantes, menant à leur standardisation. Malgré l'apparente complexité des moyens techniques, entre autres informatiques, qu'elle mobilise, l'évaluation se réduit toujours ultimement à quelques chiffres, quelques rations, quelques « indicateurs de performance » ou une note globale, qui finissent par devenir la seule boussole qui oriente l'ensemble de l'activité. Un discours accompagne ces pratiques : c'est en général pour « améliorer la qualité du travail », « mieux reconnaître la contribution de chacun », et « mieux satisfaire le client (patient ou usager) » qu'on les met en place. Et finalement, tout le monde y gagnerait : salariés, usagers et contribuables. D'où l'inéluctabilité de ces pratiques...Pourquoi évoquez-vous la notion d'idéologie de l'évaluation ?
Loin d'être une mode destinée à susciter l'engouement et à passer, l'évaluation ressort effectivement de l'idéologie, avec ce que ce terme suppose d'enkystement durable dans notre société. S'imposant comme LA vérité, suscitant l'adhésion, elle s'appuie sur un système de croyances formulé explicitement. La plupart des rapports insufflant les « réformes » propres au nouveau management public, cet ensemble d'idées et de pratiques mises en œuvre par les pouvoirs publics au sein des administrations et des services publics, consacrent des passages souvent peu inspirés à cette vision de l'évaluation. Une croyance essentielle articule souvent toutes les autres : réagencer les organisations autour des principes clés de l'évaluation satisferait toutes les « parties prenantes » que sont les salariés, les financeurs et les utilisateurs.Votre ouvrage tend à démontrer que l'évaluation fonctionne comme un piège : loin de les résoudre, elle ne ferait qu'alimenter les besoins auxquels elle prétend répondre ?
Les preuves abondent que cette idéologie est nocive pour tous, y compris pour ceux qui détiennent le pouvoir et qui finissent également par se plaindre de ce qu'elle freine leur action, limite leurs prérogatives, les dépouille de tout pouvoir réel. Les salariés eux-mêmes sont tout aussi paradoxaux quant à l'évaluation. S'ils ne semblent nullement dupes de ses effets pervers, la logique serait qu'ils demandent à ce que l'évaluation soit moins centrale et ne constitue plus une telle obsession dans les entreprises.Or, ils en redemandent ! On mesure à quel point l'idéologie de l'évaluation a pénétré loin dans l'esprit des salariés : alors qu'ils critiquent massivement ses effets, ils ne peuvent néanmoins se détacher de la croyance selon laquelle plus d'évaluation résoudrait tous les problèmes diagnostiqués. Ils veulent être évalués et récompensés individuellement, quel que soit le prix à payer.Il existe en chacun un désir d'être évalué !
Quelle est votre explication à ce paradoxe apparent ?
En fait, l'idéologie de l'évaluation ne se développe pas à notre insu, sous le seul effet d'un maître aussi puissant qu'invisible, mais également parce que nous l'appelons de nos vœux. Il y a en chacun un désir d'être évalué : « Évaluez-moi ! » C'est avec l'assentiment, plus ou moins caché, parfois même inconscient, des personnes qui travaillent que l'idéologie de l'évaluation, malgré des méfaits, se développe, sans brutalité mais inexorablement, dans tout type d'organisation. Dans un contexte où l'avenir est décrit comme au mieux morose, au pire en crise perpétuelle, chacun pense naïvement que, si on l'évalue, on verra bien qu'il sert à quelque chose. On croit ainsi être protégé. Ceux qui travaillent bien pensent n'avoir rien à craindre puisqu'ils seront récompensés à leur juste valeur.La "transparence", présentée comme positive et moralement souhaitable, est le prétexte à contrôler la jouissance de l'autre
Comment résister, selon vos termes, aux sirènes de l'évaluation ?
En évitant par exemple d'être dupe de certains mots qui enrobent habilement la proposition d'évaluation. Ainsi savoir que la « transparence », présentée comme positive et moralement souhaitable, est dans certains cas le prétexte à contrôler la jouissance de l'autre et à s'approprier ses secrets, conduira à examiner avec prudence ce qui se joue lorsqu'elle est mise en avant.Résister à l'appel de l'évaluation implique d'assumer la part inévitablement mystérieuse et angoissante de son désir, en cessant d'attendre que les réponses aux variations de sa motivation au travail puissent provenir d'un système d'incitation simpliste, extérieur à soi et prétendument susceptible de maintenir à tension constante le fil de notre motivation. Dans le cadre du travail, résister conduit à valoriser la singularité plutôt que la comparaison, à construire des lieux d'élaboration et d'articulation - y compris par la dispute et le conflit - plutôt que des occasions de compétition et d'éradication ; à s'accommoder de la part de l'autre qui échappe à notre contrôle... Enfin, s'il est impossible de répondre de manière satisfaisante au « besoin de reconnaissance des salariés », on peut éviter de l'aggraver. La structure organisationnelle ne devrait pas, contrairement à aujourd'hui, être pensée comme une variable d'ajustement permanente, mais bien au contraire comme un préalable garantissant les sujets de leurs fondements pour pouvoir travailler.