Coronavirus or Flu virus concept
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Le neurobiologiste Guy Simonnet le rappelle : « Le vivant est avant tout incertitude ». Nos sociétés ont acté une « tolérance zéro maladie » installant une nouvelle « vulnérabilité ». Il faut donc réapprendre à mourir, comme l’écrivait Montaigne, en nous rappelant que nous sommes mortels.
Guy Simonnet est neurobiologiste, professeur émérite à la faculté de médecine de l’université de Bordeaux et rattaché à l’Incia (Institut de neurosciences cognitives et intégratives d’Aquitaine) du CNRS. Il a écrit « L’Homme douloureux » (Odile Jacob, 2018) en collaboration avec le professeur de sociologie David Le Breton et le professeur de neurologie Bernard Laurent.
Dans une tribune publiée dans Le Monde, vous mettez en exergue le fait que l’homme n’accepte plus d’être malade, un constat en résonance avec la crise sani-taire que nous vivons. En quoi découvrons-nous que nous sommes aujourd’hui vulnérables, sans doute autant que nous l’avons toujours été ? Les progrès médicaux, ou plus précisément biomédicaux, ont-ils activé une forme de droit à la vie qui ne serait pas négociable ?
C’est une interrogation, pas une affirmation, sur ce que je sens comme une « vulnérabilité », un abandon en devenir vers lequel semble glisser notre société. Il s’agit plutôt d’une demande exigeante d’un « droit à la santé » qui ne dépendrait plus seulement de l’homme lui-même, mais d’un droit que lui devrait la société de manière automatique dès sa naissance. L’homme, pas seulement l’homme malade, s’effaçant de plus en plus devant la technique, cette dernière englobant le médicament en termes de santé.
En devenant de plus en plus technique, la médecine a activé l’effacement, l’abandon de l’homme devant sa condition de mortel
La caricature de cet abandon et ses conséquences (« zéro douleur ») en sont la crise des opioïdes aux USA qui, au droit d’une « tolérance zéro douleur », ont envahi dans la démesure les prescriptions cliniques dans ce pays et détruit des milliers de vies, de familles et de groupes sociaux, aidés largement en cela par une partie de l’industrie du médicament... En devenant de plus en plus technique, la médecine a activé l’effacement, l’abandon de l’homme devant sa condition de mortel, dont douleur et maladie sont consubstantielles. Cet exemple caricatural nous ouvre sur le problème de la démesure – l’hubris chez les Grecs – et de sa prise en compte si difficile, pas seulement dans le cas de la santé, de notre capacité de résilience, dans un déni inconscient du pathologique.
En l’occurrence, le remède, l’opioïde, est-il pire que la maladie où la douleur est récurrente et intense ? Comment est gérée aujourd’hui par les autorités américaines cette « opioïd crisis » ?
Il s’agit d’un paradoxe tragique... En prescrivant des antalgiques opioïdes à ses patients, le médecin moderne ne fait que son devoir avec l’idée justifiée de soulager la douleur humaine. Cependant, appliqué avec démesure, l’excès de prescription d’opioïdes, qui devrait être réservé aux douleurs sévères, non pas aux douleurs bénignes pour lesquelles des antalgiques plus adaptés doivent être utilisés, conduit, suite à une analgésie temporaire, à une réponse inverse et de longue durée se traduisant par une hypersensibilité à la douleur ! Une véritable vulnérabilité acquise à la douleur... en contradiction apparente avec le fondamental « Primum non nocere » (Ndlr, en premier, ne pas nuire) hippocratique du médecin. Cet excès de sensibilité à la douleur caractérisé d’« abnormal pain » (Ndlr, douleur anormale) par nos collègues américains est en réalité une réponse tout à fait physiologique dans la mesure où le biologique est avant tout « équilibre ». Le vivant est complexe... Comment imaginer en effet que la morphine – et ses dérivés encore plus puissants comme le fentanyl et l’héroïne –, qui est une des substances actives les plus puissantes sur le système nerveux, ne laissent aucune trace sur celui-ci, une fois l’effet antalgique bénéfique passé ? Oubli inconscient du « pharmakon » grec par nos sociétés modernes ? C’est encore une fois oublier que l’individu est au cœur de sa douleur et de sa propre histoire, que l’on soigne, non pas une maladie mais un homme malade. En sollicitant exagérément les systèmes antalgiques opioïdes de notre cerveau, les antalgiques opioïdes prescrits « à tout va » comme aux USA vont mettre en jeu des contre-systèmes qui ne peuvent être que facilitateurs de la douleur en rétablissant l’homme dans ses limites (némésis) dans un équilibre nouveau. Bien que « désagréable », ce nouvel équilibre peut être regardé cependant comme adaptatif, voire protecteur en inscrivant l’individu dans une hypersensibilité attentive et bénéfique à tout ce qui pourrait être perçu comme menaçant pour sa survie. Une véritable adaptation protectrice pour un avenir parsemé d’embûches. Tout est dans la démesure...
Les Français du XXIe siècle redécouvrent le « pharmakon » à l’occasion des campagnes de vaccination et de leurs possibles effets secondaires...
« L’orage cytokinique » délétère, réaction de défense normale mais excessive, observé durant la phase la plus grave du Covid-19, en est un autre exemple. Étonnamment, les Français du XXIe siècle redécouvrent le « pharmakon » à l’occasion des campagnes de vaccination et de leurs possibles effets secondaires... Étrange société, un peu égarée sur des chemins sur lesquels elle marche en titubant d’un pas mal assuré...
Montaigne insiste sur le fait que vivre, c’est apprendre à mourir, non pas au sens d’une préparation aux ultimes instants qui nous conduiront vers la fin, naturellement tragique, mais l’apprentissage d’une vie pleine, spinoziste, occupée à vivre en intelligence avec la Raison et où la mort doit toujours être considérée comme un élément à la fois inévitable et impalpable.
La crise pandémique rend le corps social hyperréactif actuellement dans une sorte d’instantanéisme fruit de la démesure. Comme nous l’a rappelé Nietzsche : « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » et notre société contemporaine ne veut plus que des certitudes ! Or, le vivant est avant tout incertitude ! Seule la mort est certitude. Les sciences du vivant sont elles-mêmes des sciences incertaines, nos contemporains ont du mal à l’admettre... même si elles renferment en elles de formidables espoirs. D’énormes progrès, encore impensables il y a cinquante ans, ont été réalisés mais jamais nous n’atteindrons une « tolérance zéro » à la maladie. Il est bien dommage que les sciences biologiques et médicales se soient coupées des sciences humaines et sociales, ces dernières de façon un peu symétrique, ne faisant pas non plus souvent l’effort de « les comprendre »... La crise pandémique actuelle nous montre de façon caricaturale combien nos approches de la maladie ne relèvent pas seulement du seul biomédical, aussi performant soit-il, mais du psychologique, du social, voire du philosophique et de toute évidence du politique...
« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou » et notre société contemporaine ne veut plus que des certitudes !
Le progrès médical peut pourtant nous laisser croire à un surcroît d’invulnérabilité, comme si nous avions gagné quelques points à l’échelle de l’invulnérabilité.
L’espérance de vie s’allonge, peut-être trop disent certains. Comment réintroduire une autre perspective que celle de la médecine dans le rapport que nous avons à notre santé ?
L’invulnérabilité est une illusion au sens nietzschéen du terme... Le problème des progrès biomédicaux associés aux autres progrès techniques – informatiques, transports, échanges, agricoles, etc. – ont profondément changé le regard contemporain et nous ont rendus paradoxalement plus vulnérables en raison de notre abandon individuel et collectif de l’homme comme premier acteur de sa condition humaine et socio-environnementale, médicale y compris.
Il serait bon de se réapproprier un regard taoïste, en acceptant que dans toute difficulté existentielle, il y a toujours aussi un avantage caché
Mais il y a des regards d’espoir, il serait bon de se réapproprier un regard taoïste, que recoupe l’idée de pharmakon, en acceptant que dans toute difficulté existentielle, il y a toujours aussi un avantage caché, qu’il nous reste à démasquer ou à attendre avec courage comme nous y a incité Spinoza. L’homme doit être replacé au cœur de son existence. Ainsi, des observations étonnantes récentes ont été faites sur ce que l’on appelle aujourd’hui les résultats étonnamment positifs de « groupes placebos ouverts » – un groupe à qui l’on révèle que c’est bien un placebo que l’on leur administre mais que cela pourrait avoir tout de même quelque effet –, qui nous révèlent combien l’homme peut rester en partie maître du jeu au-delà de la seule biomédicalisation : la douleur est un bon exemple à ce sujet. Michel de Montaigne, après avoir vécu un épisode de peste, souffert de guerres de religion au temps de la Saint-Barthélemy et de terribles crises de gravelle (la morphine n’existait pas !), après avoir réfléchi toute sa vie à la mort, ou plus exactement au « mourir » nous dit si sagement : « Pour moi donc, j’aime la vie ». Notre société impatiente gagnerait sans doute à l’écouter... et en faire sagement règle de vie...
À quand peut-on dater le moment où nous avons basculé dans l’illusion de l’invulnérabilité ?
L’histoire biomédicale moderne est jalonnée par au moins trois grandes étapes qui en ont façonné pour longtemps le visage : la découverte et l’usage de la morphine (début du XIXe siècle), la vaccination (deuxième partie du XIXe siècle) et l’usage des antibiotiques (milieu du XXe siècle). On peut désormais vivre avec et en dépit de la maladie, de la douleur... accepter, voire oublier les contraintes de la maladie qui ont existé de tout temps, d’où un abandon « inconscient à la technique » dont la finalité est de remplacer l’homme, ne l’oublions pas. Or accepter la maladie ne veut pas dire résignation, voire déni, mais au contraire la possibilité de s’y opposer. Le conatus de Spinoza, à savoir « la persévérance de l’être » permet à l’homme de redevenir acteur de sa propre vie... Cette notion apparaît caricaturale au regard de cette épidémie. « Avoir une maladie » est différent « d’être malade » comme « donner un soin » est différent de « prendre soin »... La différence, c’est l’homme au cœur de l’être malade, nous ne saurions l’oublier au risque de nous perdre, de devenir de nouveau des esclaves.
La perception de la douleur est propre à chaque homme. La réponse médicale est, de son côté, univoque. Est-ce qu’une approche moins biomédicale de la maladie permettrait aux médecins de mieux comprendre la douleur ?
Une médecine moderne ne peut se passer de la technique et des progrès qu’elle propose, bien évidemment. Mais la biomédecine tend de plus en plus à ne considérer et soigner que la maladie, oubliant le malade. Comme le souligne l’anthropologue David le Breton dans « L’homme douloureux » : « Le socle épisté-mologique de la médecine repose sur l’étude rigoureuse du corps, mais d’un corps isolé de la personne, et perçu seulement comme réceptacle d’une maladie ». La maladie est devenue autre chose que lui, et son effort pour guérir, sa collaboration active ne sont bien souvent ni requis ni considérés comme essentiels, à l’image de la chirurgie comme caricature. Comme le montre l’exemple des « placebos ouverts », la société et sa biomédecine technique ont tout à gagner à remettre l’homme et ses formidables capacités personnelles au service de sa santé individuelle sans renier pour autant les pratiques de consensus médico-technique, la science ne devant pas pour autant être exclue du jeu, bien évidemment. Le monde des experts, si cruellement dénigré à l’heure actuelle, ne saurait être mis hors du jeu mais seulement recadré, l’homme étant d’une certaine manière celui qui connaît le mieux sa propre maladie...