Florence_aubenas
© Patrice Normand
Comment avez-vous préparé ces chroniques réalisées aux quatre coins de la France ?
La plupart du temps, je sais à peu près où je vais. Mais à peu près ! J’ai pris des rendez-vous, j’ai un peu débroussaillé. Mais la chose particulière est qu’il ne se passe absolument pas ce qu’on a prévu ! Je me rappelle, par exemple, quand une assistante sociale m’avait raconté le problème des jeunes filles, qui tombent enceintes très jeunes, à l’âge de 14 ans. Elle m’avait dit : « voilà, c’est un gros problème… ». Elle m’avait indiqué : « dans telle région, c’est particulièrement vrai… ». J’y vais et là, j’entends les jeunes filles en question : « Mais non : pour, nous, ce n’est pas un problème. C’est une solution d’être maman au contraire. L’école, ça ne nous dit rien. Le boulot, y en a pas… Pour nous, ça nous donne un statut ». Voilà quelque chose d’inattendu : elles vivent cela comme quelque chose de positif pour elles…
Combien de temps durent vos reportages ?
Prenons l’exemple du reportage sur les « villages sans maires ». On m’a dit : dans telle commune, ça s’est passé, et dans celle-là aussi… Et je suis allée ainsi de commune en commune… Le reportage rebondit d’un endroit à l’autre… C’est assez sympathique ! Ça peut durer une semaine à dix jours. La grande chance que j’ai, c’est qu’on me laisse le temps qu’il faut… Dès qu’on rentre dans l’intime avec des gens qui ne sont pas forcément des professionnels de la communication, il faut prendre du temps. En fait, le facteur qui fait que c’est possible : c’est le temps. C’est cela qui importe : passer un peu de temps avec eux, c’est rester là…
Vous êtes toujours là au bon moment ! Auprès de ce maire, qui se regarde à la télé, parlant des Roms et qui lâche cette phrase : « j’ai l’air d’un facho ! ». Le dénouement de cette chronique est pour le moins inattendu…
Oui, tout cet imbroglio, c’est ça qui m’intéressait : comment tout le monde, à un certain moment, commence à se prendre les pieds dans le tapis. Lui se fait filmer, lors d’une commémoration militaire. Sa femme dit : « mon Dieu, quelle catastrophe, on va avoir l’air de fachos ». Lui-même ose à peine remettre les pieds à la mairie, en se disant… « ça va être terrible ». Et en réalité, la plupart des citoyens disent : « vraiment, Monsieur, vous avez bien parlé ! ». Cela m’intéressait de raconter cet enchaînement de faits, parce qu’il y a comme une absence générale de communication, où plus personne ne sait de quoi parle l’autre…
On peut avoir l’impression, à lire ces papiers, qu’en effet, « le dernier qui s’en va éteint la lumière » !
Pourquoi avoir consacré plusieurs chroniques à la victoire du FN à Hénin-Beaumont ?
Parce qu’il y a eu une telle tension autour de ça ! La France entière était en train de regarder qui allait être élu à Hénin-Beaumont, et cela dure depuis dix ans. À chaque scrutin municipal et puis après législatif, puisque Marine Le Pen a décidé de se présenter à son tour, la tension montait… En mars dernier, les yeux des Français étaient braqués sur cette commune de 20 000 habitants. La rue principale est pleine de caméras de télévisions, y compris japonaises… La tension est si forte que les habitants, à un moment, n’en peuvent plus. Il y a même des gens qui ne votaient pas FN, qui se mettent à voter FN. Ce sont des situations où certains perdent la tête…
Est-ce que ces reportages à Hénin-Beaumont ont été faciles ?
Quand il se passe quelque chose d’aussi important, d’aussi grave, avec un côté assez dramatique : tout le monde parle ! C’est d’ailleurs plutôt facile de faire des reportages dans ces moments-là, où tout le monde est sur la même longueur d’ondes, tout le monde ne parle que de ça, ne pense qu’à ça, est presque disponible. Il y a une parole qui veut se libérer. C’est beaucoup plus difficile de monter des sujets où il faut aller chercher la matière, susciter les rendez-vous.
Un point frappant à la lecture d’« En France », c’est le nombre de chroniques dont le thème est « la fin de quelque chose ». Comment l’expliquez-vous ?
C’est un peu l’ambiance générale, c’est vrai, quand j’aborde la fermeture d’une station essence, d’un collège, d’une usine, les personnes âgées qui doivent partir de leur logement… Mais ce sont des situations non choisies, qui se sont additionnées les unes les autres, et les faits donnent ça à la fin, quand on les met ensemble. On peut avoir l’impression, à lire ces papiers, que, en effet, « le dernier qui s’en va éteint la lumière » ! Chacun a, en plus, son propre tropisme, et peut-être que le mien est celui-là.
« Les gens n’ont plus de pierre pour poser le pied. »
L’avenir pour les Français s’annonce-t-il difficile ?
C’est vrai que « les gens n’ont plus de pierre pour poser le pied ». Je l’ai constaté… Les choses qui paraissaient évidentes et simples, même des choses toutes petites, deviennent complexes. D’un autre côté, je pense qu’en France, il y a cette tradition des cahiers de doléances qui remontent à la Révolution… Que racontent ces cahiers de doléances ? Bien sûr on peut y voir une liste de plaintes, mais c’était aussi un programme pour un changement… À la biscuiterie Jeannette, par exemple, (nldr : l’un des sujets traités dans « En France ») s’est finalement organisée une collecte populaire et l’entreprise a redémarré… En France, il y a cette chose particulière : la plainte n’est pas une fin en soi. Les histoires de ces chroniques le montrent : les gens sont en train de se battre pour s’en sortir… La bataille aussi est intéressante : la biscuiterie se bat, la fromagerie se bat, les syndicalistes se battent, les villages finalement trouvent un maire… C’est même très frappant, cette énergie, dans le pays. Je suis persuadée que, si on va revoir ces personnes ou d’autres, dans un an, elles auront, pour une partie d’entre elles, trouvé des solutions.
« En France, il y a cette chose particulière : la plainte n’est pas une fin en soi. »
Pourquoi les enquêtes sur le quotidien des gens, sont-elles aussi rares dans les médias ?
Le problème de la presse française, c’est qu’elle en est restée un peu comme l’Histoire avant l’École des Annales. L’Histoire relatait quoi ? Des têtes couronnées, des rois et des reines, des puissants… Et il a fallu attendre l’École des Annales, pour qu’on dise que « non, l’Histoire, c’est aussi les gens dehors, les hôpitaux, les prostituées, toute la vie autour… ». Et on s’en rend bien compte aux commémorations de 14-18 où on ne raconte pas ce qu’il s’est passé sur le champ de bataille, qui a avancé et à quel moment… et à quel endroit et dans quelle tranchée, on raconte les gens comment ils étaient, ce qu’ils pensaient… Là dessus, la presse a malheureusement un train de retard : on n’y a pas fait notre révolution culturelle. Les gens se sentent exclus y compris des médias…
« Les gens se sentent exclus y compris des médias… »
Pourquoi n’avez-vous pas fait de photos des personnes que vous avez rencontrées ?
On ne l’avait pas fait pour Le Monde, je n’avais pas de point de vue là-dessus… Peut-être qu’a posteriori, je le regrette un peu, cela aurait été plus utile dans le journal que pour le livre, évidemment. Ou alors c’est un autre projet. Oui, pourquoi pas… Mais le fait est que je ne l’ai pas fait ! Car on fait toujours cela rapidement. Envoyer un photographe : c’est compliqué. Moi, je pourrais faire des photos, mais ce serait des photos d’amateur…
Avez-vous eu des retours, des réactions d’élus, sur votre livre ?
De certains, mais pas tellement. Je pense qu’ils se disent qu’ils n’ont plus tellement le volant entre les mains. Le courage politique, c’est de dire : voilà ce qu’on peut faire, et voilà ce que l’on ne peut pas faire, et arrêter de faire des promesses qui ne vont pas être tenues.
Nans Mollaret, DGA du CCAS, direction Solidarités, à Besançon
« Les articles de Florence Aubenas permettent de rendre compte, d’expliquer. »
« Ce genre d’articles est nécessaire. Ce que Florence Aubenas raconte, c’est typiquement ce dont les travailleurs sociaux pourraient témoigner, de la manière dont ils travaillent et de la vie de personnes qu’ils rencontrent… Or, pour l’opinion publique, les uns (les territoriaux dans les services) comme les autres (les usagers) sont réduits à des services, des tableaux, des masses : « combien de personnes reçues, combien de gens insérés »… On parle souvent du social en termes de problèmes sociaux, de tendances. Il en ressort que le grand public a souvent des jugements hyper-plaqués des problématiques. On perd de vue le sensible… Les articles de Florence Aubenas permettent d’en rendre compte, d’expliquer avec une écriture directe comment la précarité se forme, ses causes, comment on peut l’appréhender. Le travail de Florence Aubenas est assez proche d’un travail ethnographique. Il me fait penser à ce qu’a pu faire en son temps la philosophe Simone Weil lorsqu’elle rédigeait son journal d’usine dans les années trente, racontant la vie des ouvrières, ou des gens comme Raymond Depardon… Il y a toujours eu des gens, comme cela, des sociologues, journalistes qui se sont mis à la place des gens, et qui ont toujours raconté ça… C’est important que cette forme de militantisme, car cela s’en rapproche, se perpétue. »
Flora Flamarion, Cheffe de service, service de l’Insertion et de la Solidarité, conseil général de Seine-Saint-Denis : « Elle nous parle de notre voisin, d’une proximité que nous ne pouvons pas avoir avec nos usagers. »
« Je considère qu’on fait bien son travail de fonctionnaire quand on sait ce qu’il se passe dans la société en général… Lire les chroniques de Florence Aubenas, c’est une manière de comprendre un peu mieux certaines choses qui échappent, à tous, forcément… D’abord, parce que les sujets y sont abordés de manière intimiste. On a parfois l’impression qu’elle nous parle de notre voisin ! Proximité que nous ne pouvons pas avoir avec nos usagers, lorsque nous les rencontrons dans nos services… On ne les connaît qu’à travers une demande particulière, même si dans le social, on essaye d’avoir une approche un peu plus globale. Les chroniques de Florence Aubenas permettent ainsi d’observer les individus dans leur complexité : leurs opinions politiques, leurs manières de vivre leur citoyenneté, leur vie familiale ce qui peut aussi aider les professionnels à mieux cerner les attentes, les besoins des usagers. »
Bertrand Houillon, maire de Magny-les-Hameaux : « Élus et habitants se démènent pour trouver des solutions et rendre des services »
« Ce qui m’exaspère, ce n’est pas un livre comme celui-ci, mais le traitement des médias nationaux qui laissent transparaître, à longueur d’année, l’idée que les élus locaux ne connaissent pas le quotidien des habitants ! Tous les stéréotypes qui se développent autour des députés et des sénateurs, moi ça m’atterre… Ils ne sont que sur de la gestion médiatique spectaculaire et surtout particulière. Le traitement de la politique est fait sur le même principe, on ne parle pas du fond mais de la forme. La réalité de terrain n’a rien à voir. A l’échelle de ma commune, les élus, mais aussi les habitants qui participent bénévolement aux comités consultatifs, les associatifs, ne font qu’une chose : se démener pour trouver des solutions et rendre des services. »