François Chambon : « Notre rapport à l’intérêt général s’est transformé »

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François Chambon : « Notre rapport à l’intérêt général s’est transformé »

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Ancien directeur de l’IRA de Metz, François Chambon a écrit avec le philosophe Martin Steffens un livre de dialogues sur l’intérêt général, dont les fonctionnaires se réclament sans réussir vraiment à en explorer le sens. Une prise de distance salutaire avec le travail quotidien d’une fonction publique soumise à de nombreuses réformes et qui s’adapte nolens volens aux nouveaux défis que lui pose la société.

Comment l’idée d’écrire un livre d’échanges avec un philosophe s’est-elle imposée ?

C’est tout simplement l’histoire d’une rencontre amicale, complice et de proximité. J’ai été directeur de l’Institut régional d’administration de Metz de mars 2009 jusqu’à mars 2017 et j’ai donc été amené à former les cadres territoriaux en ayant toujours à l’esprit que l’intérêt général devait être une notion à réinterroger régulièrement. Nous pouvons faire cet exercice entre nous, entre cadres territoriaux. J’ai eu l’opportunité de le faire avec Martin Steffens, qui a beaucoup publié et qui enseigne à Metz. J’ai toujours considéré que les sciences humaines ou la philosophie pouvaient enrichir notre réflexion, en l’ouvrant sur d’autres horizons.

Est-ce à croire qu’à vos yeux, l’intérêt général n’est plus perçu de la même manière ?

C’est une notion qui a beaucoup évolué tout en étant l’une de celles à laquelle les candidats aux concours administratifs se réfèrent le plus. Mais la nommer est une chose, la définir est plus compliqué. À la décharge des candidats ou des élèves, l’administration elle-même éprouve quelque difficulté à en fournir une définition qui serait jugée comme référentielle. Cette difficulté est liée au fait que l’approche de l’intérêt général s’est diversifiée. Longtemps, l’administration française en a eu une vision universaliste, transcendant les intérêts particuliers, dans la continuité de l’héritage des Lumières. Or, ces dernières années, cette vision s’est transformée en une approche plus utilitariste. La loi, et son cortège de décrets et de circulaires, devaient s’appliquer à tous. Aujourd’hui, la loi s’est adaptée aux contextes singuliers, comme dans les quartiers sensibles, dans le monde de l’entreprise, les pratiques cultuelles, etc. Le principe dérogatoire a pris plus de place.

Est-ce un regret ou un simple constat ?

Utilitarisme, dans mon esprit, n’a rien de péjoratif. Certains philosophes, comme Bentham, ont mis en évidence le fait, positif à ses yeux, que la prise en compte des intérêts particuliers relevait d’une forme de progrès, indispensable pour maintenir la cohésion de la société. Pour d’autres, la contestation du modèle universaliste incarne une forme de danger. Par exemple, la révision de la Constitution en 2003 a permis d’introduire le principe d’expérimentation dans notre droit. La loi n’a donc plus ce statut de définition de ce qu’il faut faire. Au final, nos échanges avec Martin Steffens offrent une vision plutôt optimiste de cette évolution. L’administration repose sur des métiers qui consistent à mieux comprendre la société et à mieux en percevoir les singularités afin de mieux les insérer dans le cadre de la loi. Le fonctionnaire doit être à la jonction entre la loi et la manière dont le terrain du vécu la reçoit. La réalité du terrain nous révèle une société plus fracturée, qui vit un rapport différencié à l’intérêt général.

Cette évolution s’inscrit aussi dans le cadre d’une fonction publique qui s’adapte aux attentes de la société. La révolution technologique est le meilleur exemple de ce rapport à la société qui ne pouvait pas ne pas impacter les fonctionnaires…

Oui, cette évolution se fait en direction du public mais aussi en interne. La pratique du management public évolue parce que les nouvelles générations n’ont plus le même rapport à la hiérarchie et à l’engagement public. La supposée supériorité hiérarchique ne repose plus seulement sur des galons que l’on affiche à son veston. Celui qui dispose d’un temps d’avance en matière technologique renforce son autonomie de citoyen ou de fonctionnaire. La frontière public-privé, dans le sens du domaine intime de chacun, a complètement disparu. Vous pouvez être tout aussi efficace chez vous qu’au bureau. Comment l’administration intègre-t-elle cette évidence ? C’est une autre question à laquelle nous ne pourrons pas échapper pour éviter de creuser le fossé entre des organisations du travail apprenantes qui seraient le fait du privé et une fonction publique qui refuserait, à ses risques et périls, d’aller dans la même direction.

Lire aussi : Le management public est-il un management comme les autres ?

L’un des paradoxes que vous pointez est le fait que le fonctionnaire, garant de l’intérêt général, de l’égalité de traitement pour tous, ne jouit pas forcément d’une image très positive dans la société.

En ce domaine aussi la perception est ambivalente. Pour beaucoup de Français, travailler dans la fonction publique est un gage de sécurité de l’emploi, donc de sérénité, au cœur d’un monde économique de plus en plus difficile pour les salariés. Mais ce ressenti n’atténue en rien le fonctionnaire-bashing, entretenu d’ailleurs par les hommes politiques. Je pense que cette critique permanente et automatique de nos métiers a toujours servi d’exutoire, les fonctionnaires ayant toujours été critiqués depuis l’origine. C’est sans doute lié à une méconnaissance générale des métiers exercés par les fonctionnaires. Il faudrait sans doute mieux défendre l’action publique, montrer son rôle indispensable, au-delà des policiers, des magistrats ou encore des infirmières qui sont moins exposés à ce discours de dénigrement.

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Mais qui peut mener à bien une telle entreprise de communication ?

C’est bien là tout le problème. Les fonctionnaires sont tenus à un devoir de réserve normal et compréhensible. Les directeurs d’administration se réunissent régulièrement au sein d’associations dédiées mais ne peuvent se substituer aux élus dans ce travail de défense de leurs métiers. Nous ne devons pas non plus nous exonérer d’un examen de conscience. Lorsque j’étais directeur de l’IRA, il m’arrivait régulièrement de décloisonner les univers, en favorisant des rencontres entre acteurs du privé et du public. C’est utile pour montrer aux chefs d’entreprise que les fonctionnaires ne sont pas ceux qu’ils croient. D’ailleurs, que serait le monde économique sans des collectivités volontaristes en matière d’aménagement, de création de zones économiques, de routes, d’équipements publics, etc. Il est stupide d’opposer les deux mondes, qui travaillent généralement bien ensemble.

Ce n’est pas tant le travail des fonctionnaires qui est en cause dans la perception que certaines personnes de bonne volonté s’en font. Il existe un décalage évident entre le temps administratif et celui de la « vraie vie ». Le temps, autre notion philosophique…

C’est une évidence et nous en faisons état dans notre livre. Il appartient aux entreprises de faire l’effort de comprendre pourquoi ce temps administratif s’étire autant. Une procédure urbanistique, par exemple, dure longtemps parce qu’elle doit garantir tous les aspects juridiques. Que ne dirait-on de l’administration si elle allait plus vite en négligeant la prise en compte de risques, tels ceux liés aux zones inondables. Prendre le temps de la réflexion c’est souvent en gagner sur le temps de l’action. Dans d’autres domaines, comme l’octroi des permis de construire, nous pouvons gagner du temps. Pour ce faire, il faut une administration à la hauteur des attentes du public et des chefs d’entreprise. Donc une fonction publique de qualité, mieux formée et mieux adaptée à l’accélération du temps que vit notre époque.

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Qu’est-ce que le détour par la philosophie peut apporter à l’action quotidienne d’un fonctionnaire ?

Il lui permet tout simplement de s’interroger sur le sens de son action. Car l’action est portée par les mots et ces derniers se dévitalisent si on ne les réinterroge pas régulièrement. Égalité, fraternité, intérêt général… Autant de mots que le morcellement des attentes de la société menace. Or, à force de rester le nez dans le guidon, nous prenons le risque de négliger le sens et de ne focaliser que sur la finalité de notre action. L’efficacité de l’action publique passe par la sauvegarde de nos valeurs dans un contexte de diversification des attentes.

Depuis le 23 mars 2017, vous êtes le directeur de l’Académie du renseignement. En quoi consiste cette mission ?

Créée en 2010 dans le cadre de la refonte du renseignement en France, cette structure contribue à la formation des cadres des différents services du renseignement. Elle vise aussi à diffuser la culture du renseignement dans la sphère publique, notamment en suscitant des travaux de recherche auprès des universitaires.

Directeur de l’Académie du renseignement, ancien élève de l’École nationale d’administration et ancien directeur de l’Ira de Metz, François Chambon est, depuis le mois de mars 2017, directeur de l’Académie du renseignement.

Professeur agrégé de philosophie, Martin Steffens est enseignant en classes préparatoires au lycée Georges de la Tour à Metz. Il est l’auteur de nombreux ouvrages : Petit traité de la joie, La vie en bleu, Le nouvel âge des pères, Rien que l’amour….

À lire : avec Martin Steffens : Le fonctionnaire et le philosophe. Dialogue sur l’intérêt général. Mettis Éditions.

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