Hélène Mugnier, historienne et historienne de l'art (diplômée de l'EDL) de formation, anime des conférences et séminaires sur l'art en entreprise depuis 1996. Après avoir créé et dirigé une agence de communication par l'art, elle partage aujourd'hui son activité entre interventions en entreprise, enseignement supérieur et recherche sur l'art contemporain. Dans le cadre des séminaires qu'elle anime auprès de ses clients, Hélène Mugnier aide les managers à aiguiser leur regard pour mieux discerner afin de mieux décider. Elle a publié Art et Cie : Pourquoi l'art est indispensable à l'entreprise, Dunod 2005 et Art & Management : du fantasme à la réalité, Demos, 2007.
Pouvez-vous nous éclairer sur ce qui a guidé votre choix d'un thème rapprochant art et management ? Quels sont les liens entre ces deux domaines ?
Au cours de mon parcours professionnel, ces questions se sont imposées à moi et j'ai souhaité aller plus loin pour appréhender les liens entre art et entreprise, pour creuser le sens de ces mots « valises » que sont la créativité et l'innovation. L'art est un matériau riche pour comprendre le processus créatif, pour penser l'innovation et la créativité autrement. Un manager met en œuvre des projets et les conduit dans le monde réel. Un artiste donne une forme à une idée dont il a une vision pour communiquer avec d'autres.
Mais il fallait aussi tordre le cou à un cliché selon lequel seul un dirigeant, un manager, a des contraintes de réussite, de rencontre d'un « marché ». Un artiste, c'est pareil : l'image de l'artiste maudit « à la Van Gogh » est donc une exception. L'histoire montre au contraire que l'artiste est loin de se moquer des contingences matérielles. Il ne faut certes pas confondre artiste et manager. Le modèle de l'artiste n'est nullement transposable.
Ce que l'artiste peut apprendre à un dirigeant, c'est d'exercer un discernement critique, d'observer. Un artiste observe le monde, il a le courage de voir les choses telles qu'elles sont, de rechercher dans les angles morts. Dans Guernica, par exemple, tableau violent et emblématique des cataclysmes du siècle, l'artiste ne prend pas partie. Il décrit ce qu'il voit. Un manager aujourd'hui n'a pas toujours cette humilité... Pour un manager, avoir un œil aiguisé, ce serait de regarder l'art contemporain entendu au sens large : le cinéma, la bande dessinée... Les créateurs d'aujourd'hui sont des éducateurs d'observation. Un artiste pense avec ses émotions, sa subjectivité, un manager n'assume pas toujours son intuition pour enrichir sa fonction, il se réfugie parfois derrière un rôle avec des codes obsolètes. Les managers doivent avant tout être eux-mêmes !
L'artiste peut apprendre à un dirigeant à exercer un discernement critique, à observer.
Vous posez la question de savoir si le manager de demain sera un artiste. Quels éléments de réponse à cette question ?
Flexible, autonome, en posture d'hyper-concurrence individuelle, créatif par nécessité, le manager d'aujourd'hui s'approprie bien des caractères jusqu'ici réservés aux... artistes ! Pourtant, si le statut d'artiste fait manifestement fantasmer et même rêver, celui de manager est plus mal vécu. Le premier attire et fascine parce qu'il incarne les privilèges élitistes de l'excellence et de la liberté. Le second exprime de plus en plus son malaise et sa distanciation par rapport à sa fonction, contesté qui plus est par une opinion suspicieuse a priori.
Il serait bien sûr trop simple de se contenter d'aligner manager et artiste dans une parfaite isomorphie, tant leur contexte d'émergence et d'intervention divergent. Non seulement, les deux fonctions sont irréductibles l'une à l'autre mais surtout, l'un et l'autre se méprennent dans leur projection.
Le manager voit en l'artiste la sublimation de toutes les contraintes auxquelles il est soumis ; l'artiste voit dans le manager un manipulateur intéressé, foncièrement indifférent à son œuvre et menaçant son existence. Pourtant, l'un et l'autre se rencontrent de plus en plus, via ces clichés interposés. Pas de doute, chacun trouve un intérêt à s'y laisser enfermer ! Lequel ? La question reste à explorer.
Le mythe de l'artiste romantique, subversif et radicalement libre, perdure, en particulier auprès des managers, d'autant mieux que les artistes eux-mêmes l'entretiennent... ne serait-ce que pour créer leur propre valeur marchande, directement associée à leur particularisme individuel ! Mais chacun sait (rationnellement) que cet artiste, indépendant des contingences matérielles, n'existe tout simplement pas, sinon dans notre imaginaire collectif.
De la même manière, on pourrait s'interroger sur ce qu'est le « manager » en réalité. Un créateur ? Un créatif ? Un gestionnaire ? Un meneur d'hommes ? Un animateur d'équipe ? Un communicateur habile ? La réalité interdit de définir un prototype de « manager », il occupe tour à tour chacune de ces places, et d'autres encore ! Constatons simplement que les contours de la fonction managériale ont explosé et brouillé ses missions. Au point qu'à défaut de définition précise, ce sont les artistes qui sont aujourd'hui donnés en modèles aux managers !
La confrontation des managers aux artistes a montré sa pertinence et ses résultats. Son développement n'est pas près de cesser si l'on en juge, d'une part par l'enjeu stratégique de l'innovation dans la compétitivité des entreprises, et d'autre part par le potentiel immense que fournit l'art à cet égard. Je parierais que dans les décennies à venir, le management par l'art trouvera sa véritable efficacité dans la prise en compte globale des divergences et synergies entre art et entreprise.
Vous suggérez que les processus artistiques sont des modèles d'organisation managériale...
Quand on regarde comment les artistes organisent leurs ateliers, une dynamique collective est à l'œuvre : ils s'inscrivent dans un environnement très large comprenant les amis, les relations, les clients, les critiques d'art, les collectionneurs... Leur modèle d'organisation horizontale est fondé sur l'écoute, le discernement, l'attention à ce qui se passe. Dans l'entreprise, on fonctionne à l'inverse selon un mode pyramidal. La mise en place d'organisation en mode projet est venue au mieux se superposer à ce modèle pyramidal. Il faut donc réintroduire de l'horizontalité et de la collégialité, tout en conservant un mode organisationnel efficace.
Vous plaidez pour un « manager créatif » (et non artiste) ?
Écartelé entre deux fausses postures, celle du chef tout-puissant et celle de l'artiste libre et rebelle, le manager contemporain mérite une plus juste redéfinition de ses fonctions et du statut qui en résulte. Accepter une posture fragilisée est le premier défi de cette redéfinition effective. Le fonctionnement de l'autorité a profondément changé de nature et modifie indéniablement la place du manager. Faisons place aujourd'hui à la prévalence des valeurs qu'il incarne pour lui restituer une posture respectée, indispensable.
Il faut aussi pouvoir « renoncer » aux objectifs de court terme, prendre de la distance par rapport à l'urgence, à défaut de pouvoir y échapper. Le processus artistique procède par projet, sans visibilité directe sur le résultat. Pour autant, le résultat survient tôt ou tard et dépasse souvent les attentes des artistes comme de son commanditaire. Nul doute qu'en se détournant un instant de ses problématiques immédiates, le manager trouverait beaucoup à apprendre des résultats dont jusqu'ici seuls les artistes ont été capables.
Ambitieux et toujours soucieux de se dépasser, ils ont su les premiers s'affranchir des exigences immédiates de leurs commanditaires, sans pour autant les perdre en route, ni nier leur dépendance financière à leur égard. Un moyen de relever un défi propre au manager contemporain : retrouver une autorité dont le respect repose sur l'ambition, la vision.