Inégalités : pourquoi ça ne nous préoccupe pas

Roger Morin

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Inégalités : pourquoi ça ne nous préoccupe pas

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© erhui1979

Les inégalités s’accroissent, et tous semblent s’y résigner. La peur du déclassement social paraît être le principal moteur de cette acceptation : parce qu’on craint pour soi-même, on accepte que les autres soient victimes. Pourtant, il y a des pistes à suivre pour redonner à l’égalité sa place de valeur cardinale de la vie sociale.

L’égalité, censée être au cœur de notre vision du bien vivre ensemble, est dans une mauvaise passe : les inégalités triomphent. Leur explosion est spectaculaire pour ce qui est de la pointe supérieure de la pyramide : quelques dizaines de super-riches concentrent à leur profit autant de richesses que le reste de l’humanité. Cet envol des très hauts revenus, commencé dans les années quatre-vingt-dix et continu depuis, est, à juste titre, très médiatisé.

Le fossé se creuse

Moins visible, mais lourd de conséquences pour la vie des intéressés, un autre décrochage s’accentue d’année en année entre la masse des plus aisés, et la masse des moins favorisés. C’est vrai du rapport de revenus entre les 10 % les moins riches et les 10 % les mieux lotis : de 1 à 7 dans les années quatre-vingt, de 1 à 10 aujourd’hui. Idem entre les 50 % qui sont au-dessus du revenu médian et les 50 % qui sont en dessous : malgré la crise, la situation des premiers n’a cessé jusqu’à récemment de s’améliorer, tandis que la situation des seconds se dégradait.

Plus grave encore : la situation des plus pauvres se détériore désormais, non seulement en valeur relative, mais en valeur absolue ; exit donc la justification des inégalités par la thèse dite du « ruissellement » selon laquelle l’enrichissement des plus aisés joue un rôle d’entraînement bénéfique pour l’ensemble de la société.

Cette dérive serait-elle le résultat d’un choix collectif, d’une conversion à la culture du mérite et de la compétition ?

Cette réalité est connue, et pour l’essentiel incontestable. C’est son explication qui prête à controverse : comment cette dérive inégalitaire a-t-elle été possible ? Serait-elle le résultat d’un choix collectif, d’une conversion à la culture du mérite et de la compétition ?

La valeur d’égalité en déshérence ?

Nombre d’observations vont dans ce sens : les choix politiques souvent favorables à des courants peu soucieux d’égalité ; les comportements collectifs, lorsqu’ils privilégient la défense d’inégalités considérées comme des acquis, laissant de côté ceux qui sont arrivés trop tard pour en bénéficier ; et, surtout, toutes ces décisions individuelles – choix du quartier, de l’école… – qui, additionnées les unes aux autres, alimentent la fracture sociale.

Il ne resterait de l’égalité que son ersatz : l’égalité des chances.

Nous serions en présence d’une véritable préférence collective pour l’inégalité, qui se serait affirmée silencieusement en même temps que triomphaient individualisme, primauté de la liberté sur les autres valeurs républicaines, et recherche de l’entre-soi affinitaire à l’abri de l’altérité. Et il ne resterait de l’égalité que son ersatz : l’égalité des chances, définie comme libre accès de tous à une compétition acceptée dans sa dure réalité (plus de perdants que gagnants…)

Une incapacité collective à construire l’égalité ?

Il faut pourtant y regarder de plus près, avant de prendre pour argent comptant cet abandon apparent de la valeur d’égalité. Quand on les interroge à ce sujet, les gens, dans leur grande majorité (80 % en France), affirment leur souhait d’une répartition plus équitable des richesses et s’inquiètent des inégalités croissantes. Et pourtant, ils laissent se déployer des pratiques publiques et privées qui creusent les écarts, ou y contribuent eux-mêmes par leurs choix individuels.

Patrick Savidan a consacré son dernier livre à l’analyse de ce paradoxe (voir l'interview de Patrick Savidan publiée en décembre dernier). Il veut dépasser le jugement moral qu’on pourrait porter sur ce qui semble être, de la part de tout un chacun, un double jeu : condamnation d’un côté, adhésion de l’autre à l’inégalité florissante. Il cherche à comprendre cette « faiblesse de la volonté » qui laisse le champ libre à des évolutions en complète contradiction avec ce que nous savons et jugeons souhaitable.

En ces temps d’effondrement du politique, de perte de confiance dans le progrès et dans l’avenir, les individus se retrouvent livrés à eux-mêmes et, tout simplement, font ce qu’ils peuvent.

Selon lui, et Pierre Rosanvallon, c’est l’incapacité à agir ensemble qui est en cause. En ces temps d’effondrement du politique, de perte de confiance dans le progrès et dans l’avenir, les individus se retrouvent livrés à eux-mêmes et, tout simplement, font ce qu’ils peuvent. La solidarité d’ensemble, à grande échelle, leur paraissant hors d’atteinte, ils se replient sur les « solidarités électives » : la famille, le local. Ce faisant, d’un côté ils limitent les dégâts et recréent de l’égalité dans la proximité ; de l’autre ils alimentent de fait la fragmentation sociale et laissent se creuser les écarts à grande échelle. La référence à l’égalité n’a pas disparu, mais elle s’exprime de manière défensive : la peur d’être soi-même touché par le déclassement, le sentiment d’insécurité sociale conduisent à la défense des acquis, dans une relative indifférence au sort des moins favorisés.

LE DÉBAT
Inégalité choisie
• La préférence pour l’inégalité, c’est une participation active à un ensemble de petites inégalités, celles qui comptent le plus (revenus, patrimoines, école, habitat…).
• Nombre d’entre nous considèrent que les victimes d’inégalités méritent leur sort. On dénonce le chômage, mais on soupçonne aussi les chômeurs ; on plaint les élèves en échec, mais on accuse leur famille.
François Dubet

• Une certaine philosophie détournée de l’égalité des chances, l’exaltation du mérite ou les mécanismes de la concurrence – aujourd’hui largement intériorisés – contribuent à la production des inégalités.
Pierre Rosanvallon

Inégalité subie

• Nous sommes en fait entrés dans la pratique d’une « solidarité élective ». Il n’y a pas de dualisme égoïsme-solidarité, mais une sorte de conflit entre différentes formes de solidarité.
• Les individus ont complètement perdu confiance en leur capacité à promouvoir des formes collectives de progrès. Ils essaient simplement de faire au mieux face au pire.
• Sans croyance au progrès collectif, l’État-providence n’est plus une promesse mais un mensonge. Cet effacement de l’avenir nous jette dans la spirale inégalitaire : quand tout vacille, mieux vaut faire subir que subir, dominer qu’être dominé.
Patrick Savidan

Vers une autre approche de l’égalité

Cette analyse, en plus d’être éclairante, a le grand intérêt de suggérer les pistes à suivre pour redonner à l’égalité sa place de valeur cardinale de la vie sociale. Les réflexions qui la prolongent incluent bien sûr l’urgence de traiter la question des inégalités de revenus : garantir un minimum décent à tous, réguler les hauts revenus. Mais elles ouvrent d’autres pistes qui pourraient être les lignes de force de la refondation d’une politique de l’égalité :

- élargir l’approche à l’accès aux services pourvoyeurs de capacités : la compensation des inégalités par la redistribution et l’assistance est un palliatif. C’est en amont qu’il faut agir, en permettant à chacun d’acquérir les outils nécessaires à une vie réussie, selon ses aspirations ;

La référence à l’égalité n’a pas disparu, mais elle s’exprime de manière défensive.

- soustraire une part croissante de la vie collective à la logique inégalitaire par le développement des biens communs, formidables outils de rapprochement des conditions, puisqu’ils sont offerts à tous sans considération de richesse monétaire (rechercher « le commun autant que le juste » dit Pierre Rosanvallon) ;

- inclure dans la problématique de l’égalité sa dimension citoyenne : la première rupture d’égalité à traiter est peut-être celle qui laisse à l’écart de la vie démocratique l’immense majorité des personnes les moins favorisées. Leur ouvrir la voie d’un « pouvoir d’agir » dans les institutions et la vie collective est la première urgence.

Ces trois orientations ont un point commun qu’il faut souligner ici : elles relèvent, pour une bonne part, de l’action publique locale, et pourraient très certainement en alimenter le renouveau. u

Pour aller plus loin
François Dubet
La Préférence pour l’inégalité , Seuil, 2014.
Patrick Savidan
Voulons-nous vraiment l’égalité ? Albin Michel, 2015.
Joseph Stiglitz
La grande fracture , Les liens qui libèrent, 2015
Pierre Rosanvallon
La société des égaux , Seuil, 2011
Cynthia Fleury 
Les Irremplaçables , Gallimard, 2015

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