Jacques_de_maillard
Jacques de Maillard est sociologue, professeur de science politique à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, directeur adjoint du Cesdip (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales).
Les études du Cevipof (lire encadré) sur l’élection présidentielle laissent entendre que les policiers et les gendarmes seraient très proches des idées du Front national. Confirmez-vous ce constat ?
C’est une thèse crédible mais pas complètement avérée, au regard notamment du nombre trop faible d’acteurs sondés dans cette étude. Mais au-delà de cette problématique méthodologique, on ne peut nier le fait que les policiers soient sensibles à la thématique de l’autorité de l’État et que la façon dont le Front national en parle peut répondre à ces attentes. Mais il existe peu d’enquêtes sérieuses sur le lien entre le vote FN et les policiers et les gendarmes.
Si seuls les policiers et les gendarmes votaient
D’après les enquêtes du Cevipof, c’est à l’hospitalière que le discours du FN passe le mieux (26 %), suivent la territoriale (23,5 %) et l’État (22,7 %). En affinant les données, le FN fait clairement un tabac dans les catégories C : 44,7 % pour l’hospitalière (sic), 39 % pour l’État et 28,8 % pour la territoriale. De 2012 à 2015, certaines catégories se sont radicalisées : le vote FN a bondi de 16 à 22,7 % dans la fonction publique d’État, de 17 % à 23,5 % dans la territoriale et de 19 % à 26 % dans l’hospitalière. Avec des pics : si seuls les policiers et les gendarmes votaient en France, Marine Le Pen serait présidente de la République dès le premier tour ! (avec 51,5 % de suffrages en 2015).
Le rapport de Terra Nova insiste sur la nécessité d’un retour de la confiance entre la police et la population. Le contexte actuel ne s’y prête guère et certains policiers ont manifesté leur colère en dehors du cadre des syndicats. Est-ce le signe d’un malaise plus profond qu’on ne l’imagine ?
Les raisons de cette colère sont assez bien connues. La pression est énorme sur les forces de sécurité dont les missions ont été renforcées ces dernières années avec la montée en puissance de l’insécurité liée au terrorisme. Par exemple, les gardes statiques sont peu valorisées dans le métier mais elles sont nécessaires pour protéger les lieux sensibles. Les heures supplémentaires s’accumulent. Psychologiquement, en interne, les événements dramatiques vécus par certains policiers ont eu un effet sur les représentants des forces de l’ordre, sentant que leur propre intégrité physique était plus exposée qu’auparavant.
Les représentants des forces de l’ordre sentent que leur propre intégrité physique est plus exposée qu’auparavant.
C’est dans ce contexte que la base s’est manifestée en dehors des syndicats lors des récentes manifestations. Les relations entre les syndicats de policiers et l’administration ont toujours été ambivalentes. On peut dire qu’environ 50 % des policiers sont syndiqués, que 70 à 80 % d’entre eux votent aux élections professionnelles. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils restent inféodés à leur syndicat ; quand on les interroge, ils expriment beaucoup de distance, voire un certain rejet. Dans le cortège des manifestations spontanées de cet automne, on comptait aussi des policiers syndiqués, qui s’affranchissent très facilement des mots d’ordre de leur syndicat.
Certains d’entre eux mettent en avant le fait que leur salaire ne sont pas à la hauteur de leurs fonctions…
Par rapport à d’autres fonctionnaires, le niveau de rémunération des policiers est plutôt satisfaisant, ce que rappellent les rapports de la Cour des comptes. Et les syndicats sont d’habiles négociateurs. Mais le contexte peut justifier la multiplication de certaines revendications.
Il y a un drôle de ressenti en France vis-à-vis de la police. De la méfiance lorsque les policiers dérapent. Du respect, voire de l’admiration lorsqu’ils sont en première ligne dans la lutte contre le terrorisme. Comment les policiers vivent-ils cette ambivalence ?
L’affaire Théo, quelques semaines après les événements de Viry-Châtillon, rappelle cette ambivalence. Les policiers ont le sentiment de vivre dans un autre monde, la ligne de fracture eux-nous est très claire, « eux » incarnant ce que l’on appelle aujourd’hui les élites, ceux qui jugent sans savoir. Il y aurait une élite qui juge sans connaître leurs conditions de travail et eux, confrontés à des injonctions paradoxales, celles de maintenir la sécurité sans piétiner les libertés individuelles, ce qui reste toujours difficile à mettre en œuvre. J’avais mené avec d’autres chercheurs une étude comparative sur ce thème avec la police allemande, ce ressenti négatif est présent mais moins prégnant outre-Rhin. C’est peut-être lié au fait que les policiers dépendent des Lander et non de l’État, que les centres de décisions les concernant sont plus proches qu’en France.
La ligne de fracture eux-nous est très claire, « eux » incarnant ce que l’on appelle aujourd’hui les élites, ceux qui jugent sans savoir.
L’exemple allemand peut-il inspirer la formation française ?
Les recrutements se font à l’échelle des régions. Les formations sont plus longues et qualitatives, y figurent un chapitre sur la relation avec le public, l’objectif étant d’installer l’idée dans l’esprit de la population que le policier est plus un ami que le contraire. Les policiers sont bousculés parce qu’ils sont en première ligne, soutenus pendant les attentats, dénigrés lorsqu’ils sécurisent les manifestations contre la loi Travail.
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Acceptent-ils l’idée d’être démocratiquement contrôlés par des instances déontologiques ?
Ils n’échappent pas à la révolution digitale, avec des scènes d’intervention limites qui sont parfois filmées et qui font ensuite le buzz. Sur le contrôle d’identité, ils n’acceptent pas le reproche d’un contrôle plus excessif sur une partie de la population que sur d’autres. Or, l’affaire Théo le rappelle à nouveau, c’est un point de cristallisation récurrent des tensions police-population. Ce décalage dure et pose de vrais problèmes en termes de recrutement et de management en interne. Sur le sujet sensible du contrôle d’identité, la Grande-Bretagne a su évoluer. Theresa May, alors ministre de l’Intérieur, a mis en place des inspections sur le caractère « juste et efficace » des contrôles d’identité et initié un programme de formation pour définir des standards pour leur mise en œuvre. En France, nous subissons la situation, comme s’il était impossible ne serait-ce que d’aborder la question.
En France, nous subissons la situation, comme s’il était impossible ne serait-ce que d’aborder la question.
Pourquoi ?
L’opinion française et la police croisent régulièrement le fer. Sur le code déontologique, l’inscription d’un numéro d’identification, des avancées ont été actées. Mais on a le sentiment que le ministre de l’Intérieur se pose comme le défenseur d’une corporation qu’il ne faut pas trop bousculer. Les élus ont souvent une approche court-termiste de ce lien entre population et police en voulant protéger cette dernière. Sur le contrôle d’identité, en France, peu d’études sont menées en interne ; impossible de trouver des solutions s’il n’existe pas de diagnostics patiemment élaborés dans le temps.
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Les solutions que vous proposez dans le rapport rappellent le concept de la police de proximité…
C’est vrai, peu importe d’ailleurs le terme : police de sécurité du quotidien, police territoriale ou de quartier. Une police de proximité donnant de l’autonomie à ses agents et s’inscrivant dans des territoires qu’elle connaît bien. Les autres pays occidentaux se sont engagés dans cette voie. Je ne crois pas qu’il soit impossible d’améliorer la qualité rationnelle du lien citoyen-policier. Il faut que la formation des policiers évolue. Elle est aujourd’hui trop techno et n’insiste pas assez sur les attentes de la population. Nous faisons également des propositions pour modifier le recrutement, assouplir la doctrine d’action. Une population qui veut avoir confiance en sa police, ce qui paraît l’évidence même du socle républicain.
Comment construire la confiance ?
Le rapport de Terra Nova (1), issu d’un groupe de travail présidé par Jacques de Maillard, porte sur la police du quotidien, la police de tranquillité et de sécurité publique.
Son objectif ? Explorer les pistes pour « améliorer les relations entre la population et la police, au sens général du terme, incluant dès lors l’ensemble des forces publiques et privées, nationales et locales, qui œuvrent à la tranquillité et à la sécurité publique ». Une confiance souvent mise à mal, l’affaire Théo s’ajoutant à d’autres.
Or, rappellent les auteurs de l’étude, « avoir confiance, c’est considérer que la police a de bonnes intentions et qu’elle a les compétences pour faire ce qu’elle fait ». Le chemin sera long pour atteindre cet objectif. Et ce d’autant plus que le contexte n’est pas des plus favorables pour que se dessine une telle hypothèse. « L’état moral des policiers n’est pas très bon. Mal-être au travail, manque de confiance dans la hiérarchie, sentiment de ne pas être compris par le public et de manquer cruellement de moyens sont des expressions récurrentes de leur malaise. De plus, la période actuelle a vu le terrorisme devenir une préoccupation centrale. Cependant, négliger la police territoriale, de tranquillité quotidienne des citoyens, au profit de la lutte contre le terrorisme, focalisée sur la collecte massive de renseignements (notamment au niveau des télécommunications) et la coopération internationale, est une erreur. Police territoriale et lutte antiterroriste sont deux dimensions complémentaires : obtenir de l’information nécessite de la confiance ».
Les auteurs de l’étude formulent plusieurs préconisations : « promouvoir une police du contact », « redéfinir le mode d’action des policiers », ou encore « resserrer les liens » avec les territoires et les citoyens…
(1) Rédigé, outre Jacques de Maillard, par Adrien Maret, Matthieu Clouzeau, Virginie Malochet, Lanna Hollo.