Jérôme Barrand : « Nous devons entrer en agilité »

Bruno Cohen-Bacrie
Jérôme Barrand : « Nous devons entrer en agilité »

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Anticiper, collaborer, innover : l’agilité est un mode de management actif et proactif, utile aux organisations devant notamment mettre au point leur stratégie du changement. Son livre, "Le manager agile, agir autrement pour la survie des entreprises", propose principes, critères et méthodes pour évaluer en termes d’agilité, la stratégie, les pratiques comportementales et managériales en cours. Jérôme Barrand nous révèle les clefs pour devenir un manager agile.

Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

Un peu d’histoire est nécessaire. À la fin des années quatre-vingt, aux États Unis, un problème se posait dans les usines. Les Américains se heurtent alors à un besoin de production toujours plus flexible – des gammes, des produits plus variés – ce que les Japonais savaient déjà bien faire. Rick Dove publie alors un ouvrage lançant le concept d’« agile manufacturing ». Un second mouvement a eu lieu à la fin des années quatre-vingt-dix, autour du management de projet informatique agile, processus dans lequel le client est très présent. En 1998, je discutais avec des gens de profils différents, nous évoquions les transformations en cours depuis la généralisation d’Internet, chacun avec notre vocabulaire. Se dessinaient les contours d’une prospective sociétale.

L’agilité n’est pas la réactivité, concept dans lequel il manque une dimension d’anticipation des risques ET des conséquences.

Nous avons posé les bases de l’entreprise moderne, sans savoir à l’époque que d’autres avaient déjà mené cette analyse et appelé cette entreprise moderne « agile ». Nous avons étudié les approches agiles existantes et avons développé notre propre pensée, allant d’abord en direction de l’organisation agile puis des comportements agiles. En évitant que le concept ne se galvaude, ce qui est aujourd’hui trop souvent le cas. Ou en évitant des confusions : l’agilité n’est pas la réactivité, concept dans lequel il manque une dimension d’anticipation des risques ET des conséquences. L’agilité n’est pas non plus la flexibilité qui se réduit souvent à l’élasticité du travail.

Comment définiriez-vous ce concept de l’agilité ?

La définition, c’est la capacité de mouvement pertinent individuel et collectif. Cela comporte une forte dimension systémique. Chacun doit être conscient qu’il évolue dans un système, et donc qu’il partage quelque chose avec l’ensemble du système. Ses mouvements doivent donc être le plus ajustés possible, en harmonie avec chacun et en contribution au sens global du système.

La définition de l’agilité, c’est la capacité de mouvement pertinent individuel et collectif.

On a tous un rôle à jouer, ce qui sous-entend qu’on est coresponsable de l’ensemble du système. Nous y apportons une contribution sans « tirer la couverture à nous ». Rien que cette prise de conscience-là représente un pas énorme, impliquant anticipation des conséquences et coopération avec quête de satisfaction réciproque. Mais un système est toujours en mouvement. Donc vivre dans un système signifie également accepter de bouger avec lui. Ainsi la troisième posture de l’agilité, après l’anticipation et la coopération, est l’innovation.

Pouvez-vous illustrer ces postures ?

Si un cadre territorial – par exemple – ne fait son travail qu’en exécutant des tâches bien définies selon un processus éprouvé, cela n’a pas de sens. Il va vers l’échec en restant centré sur son « faire ». Il fait son « job » mécaniquement sans lien avec son contexte. Il travaille alors pour lui et pas pour le système… Nous pouvons éviter ce phénomène avec l’agilité. En effet, lorsqu’un sous-ensemble ou un élément d’un système ne travaille plus que pour lui-même – à son seul profit ou pour son seul confort – il cherche à assujettir ce système à lui-même. Lui va se développer, mais il va progressivement faire mourir le système à l’image d’un parasite dans la nature. Cela amène fatalement à la mort dudit système. Quand une catégorie oublie le sens global du système – des syndicats qui n’obtiendraient que des avantages ou des catégories qui ne défendraient que leur gagne-pain – ce système s’enraye…

Quand une catégorie oublie le sens global du système, ce système s’enraye…

Notre société s’est construite au siècle dernier sur des logiques de confrontations entre des acteurs du système économique ou politique (gauche-droite, patron-employé, client-fournisseur…). Nous sommes aujourd’hui, au contraire, arrivés à un stade de richesse et de maturité qui devrait nous permettre de sortir de cette logique « gagnant-perdant » pour entrer dans une logique « satisfait-satisfait » basée sur des principes de partage. Il n’y a plus de solution dans l’opposition. Si on « image » cela simplement, un adolescent se construit contre ses parents mais, à un moment donné, il devient adulte et noue une relation véritable avec ses parents. L’agilité est basée sur la compréhension de notre société, et nous devons désormais entrer en agilité.

Lire aussi : Maîtriser son métier et être efficace ne suffit plus : les managers doivent adopter une posture nouvelle

Quels seraient les critères comportementaux d’agilité ?

Le partage tout d’abord, c’est l’acceptation de la transparence de l’information, de toute l’information. La confiance ensuite, c’est la certitude généralisée que l’on peut se fier à chacun dans l’entreprise mais aussi hors de l’entreprise. Ce sont les conditions pour que tous les acteurs collaborent. La responsabilité enfin, c’est-à-dire la capacité de chacun à assumer les conséquences de ses actes face aux changements de son périmètre d’action.

La confiance, c'est la certitude généralisée que l’on peut se fier à chacun dans l’entreprise mais aussi hors de l’entreprise.

On peut retenir aussi l’hybridation, c’est-à-dire la prise de conscience que la performance est le résultat de la mixité des profils et des points de vue. Ce nouveau concept est important pour l’agilité d’une organisation qui doit se départir des cloisonnements hiérarchiques et fonctionnels. En dernier lieu, l’aptitude au changement, car dans l’entreprise agile rien n’est vécu comme éternel.

Lire aussi : La confiance, nouvelle vision du leadership

Dans votre ouvrage vous insistez sur la nécessité de comprendre la nouvelle société, et de mettre en place de nouvelles pratiques.

Il faut être pragmatique. Nos organisations humaines sont à considérer comme des systèmes ouverts en quête de pérennité pour l’ensemble des parties prenantes et où chaque offre est personnalisée. J’ai donc proposé une grille de compréhension du monde pour tenter de convaincre d’entrer en agilité. Dans cette grille, j’étudie la société digitale, la complexité, l’incertitude, l’interdépendance et l’individualité comme traits marquants de la nouvelle société et sources d’inspiration pour de nouvelles pratiques… agiles. Je propose ensuite un descriptif de l’entreprise agile dans ses nouvelles composantes et un outil de diagnostic d’agilité. Enfin, j’insiste sur les comportements à mettre en place pour que les nouvelles organisations et méthodes puissent fonctionner avec fluidité et performance tout en apportant du bien-être aux personnes.

Placer le décideur face à une complexité raisonnable
« Il ne fait aucun doute pour nous que l’entreprise est un système complexe et, plus encore, que la complexité de l’entreprise ne cesse de croître. En effet, le nombre d’acteurs autour de l’entreprise ne cesse d’augmenter du fait de la spécialisation et de la mondialisation, les évolutions et mutations voire ruptures qui touchent ces acteurs sont toujours plus nombreuses, les mentalités évoluent rapidement… et surtout les systèmes d’information sont venus frapper de plein fouet les systèmes déjà complexes que sont les entreprises en ajoutant des liens, en créant des lieux d’interactions supplémentaires (place de marché, blogs…) et en ajoutant de la vitesse de relation entre ces acteurs. Mais que faire face à cette montée de la complexité ? Nous n’envisageons aujourd’hui que deux solutions :
- chercher à développer des outils d’appréhension de la complexité ;
- chercher à placer chaque décideur face à une complexité « raisonnable » (…) La réduire intelligemment consisterait plutôt à placer l’homme face à une complexité appréhendable pour lui. Cela signifie découper nos organisations en sous-systèmes réduits, hautement coopératifs entre eux, évolutifs, autonomes ayant une finalité propre mais partageant une finalité commune, recherchant un certain équilibre à l’intérieur et vis-à-vis de son environnement proche ».

Si le savoir-faire et le savoir être sont importants, l’essentiel aujourd’hui est de savoir agir, c’est-à-dire de savoir s’ajuster aux autres et à son contexte.

J’explique notamment que si le savoir-faire et le savoir être sont importants, l’essentiel aujourd’hui est de savoir agir, c’est-à-dire de savoir s’ajuster aux autres et à son contexte, de savoir modifier son faire et son être en fonction des situations spécifiques que nous affrontons. C’est ce que j’appelle le « savoir agir » et que je mesure grâce à mon questionnaire « Agile Profile ». L’agir est donc notre capacité à tenir compte d’un contexte évolutif. C’est bien là pour moi la clé d’entrée en intelligence collective et en agilité.

Jérôme Barrand est professeur à Grenoble École de Management. Il est conférencier professionnel et intervient auprès de nombreuses entreprises et organisations en France et à l’international. Il dirige la société Agil’OA, cabinet de conseil et de formation spécialisé dans la transformation des organisations. Il est le créateur de l’Agile Profile, outil mesurant la capacité à « agir ensemble » et forme des centaines de coaches, consultants, formateurs, RRH et recruteurs à son utilisation.
Lire : Le manager agile, agir autrement pour la survie des entreprises, 3e édition, 2017.

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