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Joël Gombin est politiste, spécialiste de sociologie et de géographie électorales, du FN en particulier. Il est membre du Curapp-ESS/Université de Picardie-Jules Verne, membre associé du Cherpa/IEP d’Aix-en-Provence et membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès. Il a publié : « Le Front national - Va-t-elle diviser la France ? », aux Éditions Eyrolles.
Vous insistez sur la fonction charismatique de Jean-Marie Le Pen. En la matière, qu’est-ce que sa fille, Marine, lui emprunte ?
Le charisme, tel qu’a pu le décrire Max Weber, se caractérise par le suivisme d’un groupe plus que par les qualités intrinsèques d’une personne qui focaliserait une forme d’idolâtrie. Cette jonction se fait lorsque les conditions sont réunies pour qu’émerge une personnalité au cœur d’une collectivité réceptive. Longtemps, Jean-Marie Le Pen a peiné à être charismatique et l’histoire de son bandeau à l’œil relevait de cet attirail d’une séduction à construire. Il y a chez lui un côté chef de bande, conforté dans la durée, remontant aux guerres coloniales. Mais les électeurs frontistes eux-mêmes sont lucides sur les limites de la famille Le Pen à gérer les affaires du pays. Le dernier vrai personnage charismatique de l’histoire de France reste le général de Gaulle, dans un contexte, il est vrai, particulier.
Les électeurs frontistes eux-mêmes sont lucides sur les limites de la famille Le Pen à gérer les affaires du pays.
Le fait de parler « comme le peuple », qualité que l’on reconnaît à Marine Le Pen, n’est donc pas un prérequis pour être charismatique ?
C’est même le contraire. Le charisme consiste à s’adresser au pays en dehors des canaux classiques de la communication politique. Or, l’image « peuple » de Marine Le Pen est une construction. Elle dit d’ailleurs elle-même qu’elle a découvert le peuple en se présentant dans le Nord - Pas-de-Calais pour les municipales. Elle est issue de la grande bourgeoisie parisienne, elle n’a jamais eu à travailler pour assurer sa pitance, elle est loin de ce que le « peuple » éprouve comme difficultés pour survivre.
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Où en est la stratégie de dédiabolisation du FN ?
C’est un storytelling qui relève de la stratégie d’accession au pouvoir. Louis Alliot (Ndlr, vice-président du Front national depuis 2011) en a donné une bonne définition en assurant que la dédiabolisation ne concernait que l’amputation de références antisémites dans le discours du FN, un antisémitisme qui est pourtant un tropisme fondateur du FN. Cette dédiabolisation est stratégique, pas idéologique, elle s’est manifestée essentiellement par l’exclusion de Jean-Marie Le Pen.
La dédiabolisation ne concernait que l’amputation de références antisémites dans le discours du FN.
En accédant au pouvoir dans certaines communes, le FN parvient-il à rassurer les Français sur sa capacité à gouverner le pays ?
Les marges de manœuvre d’un maire sont juridiquement limitées. Les maires shérifs, ça n’existe pas… Pour les électeurs, il y a donc forcément un décalage entre les attentes et la réalité. Pour inscrire sa marque, il faut user de ressorts symboliques. Le cas d’école, c’est lorsque David Rachline, maire de Fréjus, enlève le drapeau européen du fronton municipal. Il y a ensuite le traitement financier infligé aux associations, qu’elles soient culturelles ou d’entraide sociale, mais la suppression des subventions relève de la logique politique : c’est le vœu des électeurs de voir disparaître toute référence à la culture et au social.
Le FN « marine » dans la fonction publique
Le 6 juillet 2014, Luc Rouban et Joël Gombin, tous deux chercheurs, ont rendez-vous avec Marylise Lebranchu, alors ministre de la Fonction publique. Ils sont invités à discuter de la progression de l’extrême droite chez les fonctionnaires. « Je veux vous écouter, je ne suis spécialiste de rien », leur dit-elle. Luc Rouban, sociologue, spécialiste de la fonction publique, souligne une « explosion du vote FN parmi les fonctionnaires de la catégorie C ». Au premier tour de la présidentielle, en 2012, Marine Le Pen a attiré 36 % de « C ». Chez les enseignants, elle tutoie les 5 %, se situe à 6 % chez les cadres. Pas de quoi s’affoler mais la progression est constante. Aux Européennes de 2014, d’après Joël Gombin, l’influence du FN chez les fonctionnaires a pris de l’épaisseur, avec 23 % de votants parmi les agents et les salariés d’entreprises publiques.
On peut aussi citer l’écosystème politique créé autour de Jacques Bompard, de son épouse et désormais de son fils, à Orange et Bollène (Vaucluse)...
Jacques Bompard n’est pas FN mais Ligue du Sud. Et la famille Bompard détient désormais plusieurs manettes (mairie, intercommunalité, députation, etc.). Ce qui permet en effet de dégager certaines marges de manœuvre. Un travail de fond réalisé depuis plus de vingt ans et validé par les électeurs dans un contexte là aussi très particulier puisque la confrontation politique du deuxième tour de la dernière cantonale partielle mettait face à face Ligue du Sud et FN. L’alternative à Bompard, c’est donc le FN ! Aux partis de gouvernement de s’interroger sur les raisons d’un tel résultat.
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Tentative d’organisation syndicale
Le phénomène s’est-il renforcé lors des dernières élections ? « Pour l’instant, on n’a pas d’enquêtes suffisamment précises pour connaître la situation dans la territoriale depuis 2012, mais la progression du FN est claire dans toutes les élections intermédiaires chez l’ensemble des fonctionnaires, notamment de rang modeste » nous indiquait Luc Rouban il y a un an.
Cette réceptivité de certains fonctionnaires aux thèses du FN pousse la formation de Marine Le Pen à tenter de tirer profit de cette dynamique. Ainsi, le collectif Racine, sous-titré « Les enseignants patriotes », officiellement installé le lundi 12 octobre 2015, à grand renfort de communication, vise à fédérer les enseignants autour du programme de Marine Le Pen. L’organisation se définit comme « un groupe d’enseignants amoureux de l’école et déplorant son déclin ». Certains de leurs fondateurs ont été candidats sur une liste FN aux dernières élections municipales.
Un mouvement qui reste pour l’heure minoritaire mais qui paraît fortement mobilisé sur les thèmes classiques d’une école « qui fout le camp », qui se délite.
L’un des « succès » du FN n’est-il pas d’avoir asséché le militantisme antiraciste incarné par SOS Racisme au cœur des années mitterrandiennes ?
Cet assèchement remonte à 1998, à l’occasion de la scission entre Le Pen et Mégret. Tout le monde pensait dès lors que le Front national était mort. Et même le 21 avril 2002, date de la qualification de Jean-Marie Le Pen pour le deuxième tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac, n’a ravivé le mouvement que sur une courte durée, tout le monde considérant que cette « catastrophe » était plus liée aux dissensions à gauche qu’à la reviviscence du FN. Il y a eu ensuite le siphonage des voix FN par Nicolas Sarkozy, sur des thèmes dictés par Patrick Buisson. Ce qui a eu pour effet de ramener le score de Jean-Marie Le Pen en 2007 à 11,5 %. L’un des succès du FN est incontestablement d’avoir su imposer aux autres formations politiques le tempo sur les thèmes des campagnes présidentielles.
La banalisation du racisme ne concerne pas seulement le « peuple ».
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Est-ce à dire que les relents racistes sont entrés dans le paysage ordinaire de la politique ?
Tendanciellement, le baromètre du CNCDH (Ndlr, Commission nationale consultative des Droits de l’homme) montre que le racisme a eu tendance à baisser jusque dans les années 2007-2008. Depuis 2013, on observe une légère remontée. Mais cette évaluation ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt : si le ressenti racisme remonte légèrement, c’est lié au fait que notre sensibilité au problème est elle-même en légère progression. La récente polémique sur l’alerte enlèvement d’une jeune fille par une personne de « race noire », identification validée par le ministère de la Justice, montre que la banalisation du racisme ne concerne pas seulement le « peuple ».
Prise de position pro-fonctionnaire
Les syndicats territoriaux ont beau clamer que le FN souhaite la mort de la fonction publique, la CGT allant même jusqu’à affubler Marine Le Pen du qualificatif de « faucheuse » des fonctionnaires, les idées marinistes se fraient un chemin. « Le discours (Ndlr, du FN) a changé. Il est plus favorable au service public qu’auparavant. Il se double d’un discours poujadiste sur les petits contre les gros. Marine Le Pen a d’ailleurs inclus la fonction publique dans son programme. Elle propose de renforcer la fonction publique hospitalière notamment », assurait Luc Rouban à La Gazette des communes (3 décembre 2014).
La preuve par le texte, celui d’un récent communiqué du FN sur le point d’indice des fonctionnaires, signé Florian Philippot : « La hausse étalée du point d’indice des fonctionnaires, 0,5 % en novembre 2016 puis 0,5 % en mars 2017 après six années d’un gel initié par Nicolas Sarkozy, s’apparente à quelques miettes bien dérisoires, accordées aux fonctionnaires dans l’espoir d’adoucir la légitime sanction de l’élection présidentielle. Une hausse plus forte serait nécessaire et légitime, pour que la France ne s’enfonce pas dans une dépression sociale liée à la faiblesse du pouvoir d’achat des fonctionnaires, mais aussi des salariés et des retraités ». Les syndicats classiques n’auraient pas fait mieux…
Marine Le Pen se heurtera-t-elle toujours au « plafond de verre » électoral, que l’on situe généralement entre 30 % et 35 % au premier tour de l’élection présidentielle ? À droite, qui peut l’aider à sortir de cet isolement ?
Les études démontrent qu’il existe des convergences entre les électorats frontistes et de droite sur le libéralisme culturel, à savoir l’insécurité, l’immigration, l’identité, les mœurs, etc. En revanche, sur un plan économique, ces convergences sont moins évidentes. Il faudrait un concours exceptionnel, lié par exemple à un événement traumatique de type « attentats », pour qu’une telle hypothèse se produise, dans le cadre d’une confrontation au deuxième tour entre Marine Le Pen et le candidat officiel de la gauche. Le discours de la droite libérale ces derniers mois consiste à sortir d’une logique de front républicain et il n’est pas interdit de penser que les reports de voix de la droite vers le Front national soient plus importants qu’on ne l’imagine.
Vous avez récemment réalisé une étude pour la Semaest, qui est la Sem d’aménagement de la ville de Paris, notamment en matière de revitalisation des cœurs de ville. Non publiée, elle démontre néanmoins un lien évident entre la puissance du vote FN et l’absence de commerces ou de services publics ?
En moyenne, cet écart est d’1 point, voire d’1,5 point. Cela peut paraître epsilon mais c’est clairement significatif. J’ai fait aussi ce travail à Marseille. Là où les quartiers sont les mieux desservis en termes de commerces et de services publics, le vote FN est généralement moins élevé. Les élus locaux ont donc un moyen très clairement identifié de s’attaquer aux racines du vote FN.
22,7 % de fonctionnaires marinistes ?
Une récente étude du Cevipof ((Sciences Po/Cevipof. L’enquête électorale française. Comprendre 2017. Les fonctionnaires et le Front national (Luc Rouban, décembre 2015). À télécharger sur le site : http://www.cevipof.com/)), centre de recherches politiques de Sciences Po à Paris, montre que le vote FN progresse chez les fonctionnaires, notamment dans les catégories C. En 2012, 16 % d’électeurs issus de la fonction publique de l’État avaient voté FN. 22,7 % exprimaient avant les régionales de décembre 2015 leur intention de voter pour le parti présidé par Marine Le Pen. C’est chez les policiers et les militaires que les intentions de vote sont les plus fortes : elles atteignaient 51,5 % fin 2015 contre environ 30 % en 2012 selon le Cevipof.
Le discours de Florian Philippot s’adapte de plus en plus à la défense du statut : « On détruit le service public », n’a-t-il cessé de marteler pendant la loi Travail. La fonction publique hospitalière est plus particulièrement courtisée. Marine Le Pen a même initié un groupe de réflexion sur le sujet. À raison : le Cevipof a recensé 44,7 % d’intentions de vote dans la FPH.