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© Frédérique Bertrand
Article publié le 19 juillet 2019
L’idée des jurys citoyens n’est pas neuve. En France, dès 1998, on a demandé à des personnes tirées au sort de réfléchir à l’opportunité d’utiliser des organismes génétiquement modifiés (OGM). Force est de constater que, n’ayant pas de mandat électif à briguer ou renouveler, les participants « désintéressés » sont presque naturellement guidés par l’intérêt général.
« Contrairement aux citoyens tirés au sort, remarque Loïc Blondiaux, politologue, les experts et les élus peuvent parfois oublier des principes de justice élémentaire. »
Des citoyens lambda pourraient trancher le cas du nucléaire, de la taxe carbone, de la taxe sur le transport aérien ?
Demeure un problème de taille : aussi pertinents que soient les rapports produits par ces assemblées délibérantes, nombre d’entre eux sont restés, en France tout au moins, sans guère d’effet sur les politiques publiques. Une situation qui pourrait changer, et la crise des Gilets jaunes n’y est pas pour rien.
Ainsi, durant l’été, 150 citoyens seront tirés au sort pour siéger en assemblée citoyenne, avec pour mission d’élaborer des mesures significatives contre le réchauffement climatique.
Remise de la copie six mois plus tard… au président de la République. Fait inédit dans l’Hexagone, le travail de ces citoyens devrait déboucher sur une « Constitution écologique de la France », soumise au vote au parlement ou à un référendum…
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Un outil codifié exigeant en ingénierie
Diantre, des citoyens lambda pourraient trancher le cas du nucléaire, de la taxe carbone, de la taxe sur le transport aérien ? Là où les États, les ministres de l’Écologie se sont jusqu’ici cassé les dents ? Nombre de sociologues de la démocratie estiment que n’importe quel groupe de personnes, choisies au hasard, est en mesure de produire un avis sensé, mesuré, qualitatif, sur une politique publique, aussi ardue soit-t-elle. À condition que ces personnes soient placées dans des conditions bien précises…
« Il ne faut pas lésiner sur l’ingénierie à mettre en place » préviennent les experts de la participation. Les citoyens doivent ainsi dans un premier temps recevoir une formation intensive sur le sujet, contradictoire et pluraliste.
« Le coût d’un jury citoyens n’est pas anodin. Compter 120 000 euros pour un projet complexe »
Puis ils vont auditionner à leur demande des invités ayant des points de vue différents. Ils vont beaucoup échanger et débattre. In fine, ils écriront ensemble des préconisations, seuls ou avec l’aide d’un animateur. Un comité de pilotage devra s’assurer de la bonne tenue de chacune de ces opérations. Le coût d’un jury citoyens n’est pas anodin. Compter un budget évalué entre 30 000 euros pour un jury citoyens de taille moyenne et 120 000 pour un projet plus complexe, estime Antoine Vergne, spécialiste du tirage au sort, qui a effectué le bilan de trente ans de pratique de jury citoyens en Allemagne.
« Il est bon de prévoir une indemnisation pour les jurys, a minima des défraiements pour les déplacements. La somme reste bien moins conséquente que les tarifs pratiqués par les cabinets d’expert », analyse Antoine Vergne.
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La légitimité en question
Faiblesses du jury citoyens souvent pointées par les observateurs : sa légitimité et sa représentativité, étroitement liées. 20 ou 30 citoyens forment peut-être bien un groupe diversifié, mais qui est loin de refléter l’ensemble de la population. « Les jeunes et les femmes sont moins souvent présents dans les panels » a pu noter Marion Roth, directrice de Décider Ensemble.
En Allemagne pour un même projet, l’autorité mandante organise quatre jurys afin d’augmenter la représentativité des citoyens. De fait, si la légitimité de la production du jury citoyens se pose, il est difficile pour le commanditaire de l’exploiter autrement qu’à titre d’avis éclairé parmi d’autres.
La polémique est vite retombée, de par la nature consensuelle des sujets traités par les jurys citoyens grenoblois
Audacieuse, la ville de Grenoble s’est néanmoins engagée à traduire les préconisations de ses « ateliers de projet » en une délibération votée en conseil municipal. Si la ville est loin d’avoir conservé tous les desideratum des citoyens, il lui a été reproché par l’opposition de droite de conférer beaucoup de pouvoir à une poignée de gens. La polémique est vite retombée, de par la nature relativement consensuelle des sujets traités par les jurys citoyens grenoblois : cohabitation des piétons-cycles, revitalisation des commerces, lutte contre l’isolement des personnes âgées.
Le risque d’instrumentalisation
Autre écueil de l’outil délibératif : le risque d’être instrumentalisé. Le moment choisi pour installer un jury citoyens se fait rarement sans arrière-pensée. Le meilleur timing, d’après Antoine Vergne, est d’en organiser en amont d’un projet, dans le cadre d’une consultation plus large. En revanche, quand une assemblée citoyenne débarque au cours de la mise en œuvre d’une politique, ou pour sortir d’un blocage, le commanditaire peut s’attendre à être accusé d’utiliser le jury citoyens pour « canaliser la démocratie citoyenne », comme l’indique Loïc Blondiaux, dans l’idée de se débarrasser d’opposants gênants.
« Il faut faire attention de ne pas jouer la légitimité du citoyen ordinaire tiré au sort contre les associations mobilisées »
En 2004 à Saint-Brieuc, un jury citoyens a été mis en place sur la question de la création d’un centre d’incinération de déchets. Ce qui eut l’effet de couper l’herbe sous le pied des associations remontées contre ce centre. « Il faut faire attention de ne pas jouer la légitimité du citoyen ordinaire tiré au sort contre les associations mobilisées » prévient Julien Talpin, chargé de recherche en science politique au CNRS.
« Du reste, la capacité d’instrumentalisation des conférences citoyennes demeure toutefois assez limitée par le côté indéterminé de la délibération » poursuit le chercheur. Il ne faudrait enfin pas sous-estimer la portée d’un jury citoyens. Antoine Vergne mentionne, dans son étude, le cas d’un jury citoyens dont le rapport n’avait pas été retenu par la nouvelle majorité. L’opinion publique lui en a tenu rigueur et n’a cessé de batailler pour obliger la ville à tenir compte d’un avis citoyen.
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Transformer l’essai
Marion Roth relève un point essentiel : « pour s’assurer de l’implication des participants, il faut être transparent avec les citoyens, établir la règle du jeu bien en amont, qu’ils sachent ce que deviendront les préconisations ». Tirés au sort peut-être, les citoyens n’en sont pas pour autant naïfs, et même de plus en plus méfiants. Ce qui peut se comprendre. Qui se souvient qu’en 2002, des citoyens ont déjà été consultés sur le changement climatique ? Le fruit de leur cogitation n’a pas résisté au changement de gouvernement, « [entraînant] l’effacement de toute trace de cette procédure par la nouvelle ministre de l’Environnement [Roselyne Bachelot-Narquin Ndlr] » écrit le biologiste Jacques Testart revenant, dans un livre sorti en 2015, sur les expériences d’assemblées citoyennes qui se sont tenues de 1998 à 2015.
Des pays comme l’Irlande pris couplé un jury citoyen, une assemblée citoyenne avec un référendum
Certes, comme en a fait l’expérience, Olivier Merelle, consultant de Planète publique : « les préconisations vont conforter les élus, les inciter à aller plus loin, leur indiquer que l’opinion publique est mûre ». Ce n’est plus suffisant, à l’heure où la démocratie représentative bat de l’aile. Des pays en ont pris acte, en couplant un jury citoyens, une assemblée citoyenne avec un référendum, comme en Irlande. En 2015, une assemblée de 100 personnes, dont 66 citoyens tirés au sort, a entamé une réforme de la Constitution irlandaise. Parmi les évolutions souhaitées : le mariage homosexuel. Soumise à référendum, la nouvelle loi a été acceptée par 62,07 % de la population.