histoire
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La mémoire est-elle un outil de transmission ou participe-t-elle de la construction du lien social ?
Jules Supervielle, le grand écrivain, assurait que la mémoire était oublieuse. Elle a tendance à s’arranger pour réécrire l’Histoire à sa façon.
Elle purge l’Histoire en cours puisque cette dernière est essentielle à la construction de l’identité, elle expose au risque de diffuser des contrevérités dans l’édification du récit historique d’une nation. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de mémoires au pluriel.
Une communauté se construit aussi sur des antagonismes mémoriels. Il faut qu’elle parvienne à trouver le point d’équilibre, de consensus, pour apaiser le cours du présent. L’Histoire est le récit du passé qui instaure d’emblée une distance.
La mémoire entretient un rapport affectif fort avec ce passé. Elle dépasse le récit historique.
Lorsque le travail de clarification de l’Histoire, d’implication des uns et des autres, n’a pas été mené jusqu’au bout, les haines mal recuites ressurgissent.
Quelle est la différence entre la mémoire et l’Histoire ?
La mémoire est anthropologique, culturelle, culinaire, musicale, orale, etc.
Elle est aussi essentielle que l’Histoire. L’Histoire vient après et le travail de l’historien doit s’ajuster aux diverses manifestations du rituel communautaire, de la fabrication de liens sociaux qui constituent la singularité d’un peuple. Sans cette ritualisation, les traditions s’effilochent.
La mémoire évoque la nostalgie d’un monde perdu, d’une société fantasmée, comme une réponse face à la mondialisation et aux mutations de l’époque.
La mémoire rend le passé présent.
Elle une fonction de rappel, d’alerte face aux bégaiements de l’Histoire.
La mémoire peut être déniée. Que se passe-t-il dans ce cas précis ?
Le peuple arménien ((Les Arméniens célèbrent cette année le centenaire du génocide turc (1915), toujours pas reconnu par la communauté internationale.)), par exemple, à qui l’on dénie la reconnaissance du génocide turc, travaille à fonder sa mémoire sur le recueil de témoignages qui forgent la reconnaissance de ce drame. C’est donc un travail de compilation de données, de preuves. « Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde », écrivait Albert Camus.
Certaines mémoires se défendent mieux que d’autres et nourrissent ainsi le ressentiment de celles qui sont oubliées.
Certains peuples n’ont pas les moyens de s’appuyer sur une quelconque richesse mémorielle ?
Oui, et lorsque le travail de clarification de l’Histoire, d’implication des uns et des autres, n’a pas été mené jusqu’au bout, les haines mal recuites ressurgissent, comme dans les Balkans. Je me souviens d’un dessin de Plantu illustrant la guerre de Bosnie où, justement, il mettait en scène quatre générations répétant le même discours de haine. Les événements historiques, dans leur dureté meurtrière, ne permettaient pas à ces peuples d’avancer, de tourner la page. La mémoire, si elle est claire, doit permettre d’éviter de répéter de nouveaux drames. C’est ce qui s’est passé entre la France et l’Allemagne.
Vous êtes connu pour avoir introduit, au début des années soixante, le recours aux témoignages oraux dans la science historique. En quoi était-ce révolutionnaire ?
Je suis spécialiste de la religion protestante. À l’époque, on ne parlait pas de mémoire. Je me suis penché sur les regards différents que portent les protestants et les catholiques sur des événements similaires.
Ma grand-mère était protestante et mon grand-père catholique. Les bons de l’une étaient les méchants de l’autre.
L’oral permet de mieux saisir comment l’Histoire se structure ou pas dans la mémoire collective. Et vous aurez compris qu’un tel constat se retrouve dans des exemples plus contemporains.
Prenons le cas des récents et tragiques événements en France liés à la radicalité islamiste. Nous nous rendons compte que les jeunes qui basculent dans cette voie extrémiste n’ont pas de repères historiques. Leur propre histoire est flottante. Il existe deux formes d’histoire-mémoire. La première relève des sociétés-mémoires, elles sont essentiellement rurales, comme les Camisards huguenots des Cévennes ou encore la Vendée. Elle se transmet à travers la transition orale locale. L’autre histoire-mémoire s’incarne dans des pays comme la France et les États-Unis. Il s’agit d’écrire un roman national officiel, récit destiné à expliquer aux citoyens d’une nation le passé qui justifie l’existence actuelle de celle-ci.
La mémoire d’une nation est-elle un enjeu politique ?
Oui, parce que le règne de la mémoire généralisée conduit à la multiplication des mémoires éclatées. Certaines mémoires se défendent mieux que d’autres et nourrissent ainsi le ressentiment de celles qui sont oubliées.
Face à cette multiplicité revendicative, il n’a pas toujours simple, pour les élus, de trier le bon grain mémoriel de l’ivraie communautaire.
Vous vous êtes aussi intéressé aux sciences humaines ?
L’Histoire orale interroge et bouscule des pans de mémoire oubliés. Les historiens ont un rapport sacré à l’écrit. Or, l’écrit a toujours été, dans un temps relativement récent, le privilège des dominants. Quelle est la place de la femme dans l’Histoire ? Comment répercuter cette parole que l’écriture a ignorée ? Je défends le travail des sociologues parce qu’ils ont été pionniers dans l’intégration de l’oral dans les travaux de recherche.