"La cinquième planète était très curieuse. C'était la plus petite de toutes. Il y avait là juste assez de place pour loger un réverbère et un allumeur de réverbères. Le petit prince ne parvenait pas à s'expliquer à quoi pouvait servir, quelque part dans le ciel, sur une planète sans maison, ni population, un réverbère et un allumeur de réverbères." Remplacez "réverbère" par "librairie" ou "bibliothèque", "allumeur de réverbères" par "libraire" ou "bibliothécaire". Relisez Le Petit Prince, plus précisément son chapitre XIV (joies du copyright, il ne sera pas libre de droit en France avant 2033, mais l'est en Australie et au Canada...).
Il ne reste que peu de temps avant que les professionnels de la "chaîne du livre" telle qu'elle s'est peu à peu forgée depuis l'invention de l'imprimerie il y a plus de 500 ans ne deviennent des allumeurs de réverbères. Une "occupation très jolie", bien plus utile que celle du businessman, certes, mais bien solitaire. Et plutôt que de rester statique, à suivre d'immuables consignes aujourd'hui dénuées de sens, il est temps de marcher "pour rester toujours au soleil".
Chacun s'accorde à dire qu'il serait dommage que disparaissent ces métiers, qui semblent néanmoins tomber en désuétude aux yeux d'un nombre croissant de personnes. Libraire (ou bibliothécaire ou documentaliste) est pourtant un beau métier, "peut-être parce qu'il s'occupe d'autre chose que de soi-même". En effet, veiller, n'est-ce pas prendre soin ?
Alors pourquoi faire du sur-place ? Pourquoi continuer à faire comme avant alors que le monde change ?
Comme beaucoup cette semaine, je suis restée atterrée devant cet étrange manifeste du "Comité de défense des métiers du livre", animé par un libraire parisien. Si l'intention est louable (maintenir la présence des libraires, conforter leur rôle et fluidifier le circuit des commandes), les motivations de cette croisade contre le numérique me semblent relever d'un autre âge et les propositions avancées tiennent au mieux de l'usine à gaz, au pire de la balle dans le pied. En raisonnant de la sorte, il est évident que le monde de l'édition subira le même sort que celui de la musique.
Je vous invite à lire en entier les huit pages de ce projet "Demain, chez votre libraire" [pdf], dont les deux dernières sont consacrées à la "Simplification, démocratisation et clarification des marchés publics d'approvisionnement en livre des bibliothèques". N'hésitez pas, c'est surprenant. Petit florilège :
- "Toute fourniture d'ersatz numérisé est naturellement exclue du projet dont la finalité est de valoriser les livres concrets, supports objectifs de l'échange, en se démarquant totalement de la dématérialisation, et à l'inverse en faisant venir les lecteurs dans les librairies."
- "Première étape de la « reconquête » du territoire par le livre et la lecture émancipatrice et réparatrice d'une psyché sociale délabrée (notamment par le processus de dématérialisation) [...]"
"- Je fais là un métier terrible. C'était raisonnable autrefois. J'éteignais le matin et j'allumais le soir. J'avais le reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit pour dormir...
- Et, depuis cette époque, la consigne à changé ?
- La consigne n'a pas changé, dit l'allumeur. C'est bien là le drame ! La planète d'année en année a tourné de plus en plus vite, et la consigne n'a pas changé ! [...]
- Celui-là est le seul dont j'eusse pu faire mon ami. Mais sa planète est vraiment trop petite. Il n'y a pas de place pour deux..."
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, 1940.
A lire également :
- "Est-ce un crime de parler du livre numérique aux apprentis libraires ?", un article de Camille Poirier sur le site de L'Express, où l'on apprend que si les formations de libraires évoquent le livre numérique (3 heures de cours !), "c'est pour permettre à nos élèves de connaître l'ennemi pour mieux le contrer"... Vous avez dit balle dans le pied ?
- "pour un collectif livres de papier", François Bon, le tiers livre.
- A lire ou à écouter, la chronique de Jacques Munier, dans la matinale de France Culture du 18 septembre, à propos de l'essai d'Olivier Bessard-Banquy : L'industrie des lettres.