Tout a maintenant un prix !
Tout est aujourd’hui, effectivement ou potentiellement, à vendre. Il en va ainsi, aux États-Unis, dans les prisons, de cellules de meilleure qualité. Il en va aussi de droits d’immigrer (si l’on peut investir 500 000 dollars). Il en va, ailleurs, de tuer un rhinocéros. On peut aussi vendre ou louer une partie de son corps : ce sont les mères porteuses, les ventes d’organes ou les tatouages publicitaires. Il est également possible de se faire payer pour perdre son temps à la place d’un autre dans les files d’attente. Certains programmes sociaux paient les enfants pour lire des livres. Des mécanismes payants de coupe-file se généralisent dans les attractions comme dans les services publics. Bien entendu, tout ceci n’est pas forcément toujours neuf. Mais ces dispositifs donnent lieu désormais à des marchés organisés, le plus souvent parfaitement légaux, qui s’étendent. Sandel observe, sans posture moralisatrice, que les marchés et les valeurs du marché en sont venus à gouverner nos vies comme jamais auparavant.De l’inégalité et de la corruption des valeurs
À la rigueur, on pourrait se demander ce qu’est le problème. Sandel en souligne deux. Bien évidemment, la marchandisation généralisée pose un problème d’inégal accès aux biens et services qui auparavant étaient soit gratuits, soit à tarifs forfaitaires. Le deuxième problème est davantage préoccupant. Sandel parle de corruption. Non pas d’illégalité, mais, pire peut-être, de déchéance des choses et des actes. La marchandisation laisse des marques. Elle transforme les fondamentaux de la générosité, de l’amitié ou de la citoyenneté. Payer des mercenaires, ce n’est pas la même chose que mobiliser des citoyens militaires. Acheter un discours de mariage, ce n’est pas s’impliquer pour le rédiger. Être rémunéré, publiquement, pour avoir de bonnes notes à l’école ou pour arrêter de fumer, c’est valoriser l’argent avant de célébrer l’action ou le résultat. Et jusqu’où doit-on accepter d’aller ? Pourra-t-on un jour vendre, officiellement, son vote, voire ses enfants ?Incitations perverses
Il est bon, généralement, que les transactions soient libres. Mais certaines sont, pour le moins, moralement embarrassantes. La multiplication des incitations perverses aboutit à la corrosion des valeurs. Quand la contravention (d’ordre social ou pénal) devient uniquement facturation (d’ordre commercial), il n’y a plus là qu’un rapport marchand. Critique des libertariens et des libertaires, Sandel se félicite de vivre dans une économie de marché (gage d’efficacité). Il se défie d’une société de marché. Absolument saisissant dans sa capacité à capter l’air (pas encore totalement marchandisé) du temps, il est moins convaincant lorsqu’il propose. Il veut revenir à une « vie bonne » (personne ne dira le contraire) et pour cela propose uniquement un « grand débat » (ce qui ne mange pas de pain).L’ensemble de sa démonstration rappelle une formule (à paternité incertaine) : tout ce qui a de la valeur n’a pas forcément un prix ; et tout ce qui a un prix n’a pas forcément de valeur. Sandel ajouterait : tout ce qui passe de « gratuit » à « doté d’un prix » perd souvent de la valeur. Un grand livre qui mériterait largement d’être rapidement traduit.Michaël Sandel, What Money Can’t Buy. The Moral Limits of Markets, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2013, 244 pages.EXTRAITS« Quand une contravention se transforme en facturation c’est du lien social qui se transforme en lien commercial. »« Mettre un prix sur les choses bonnes peut les rendre mauvaises. »« Les publicités dans les classes minent les fondements éducatifs de l’école. »