« L’économie des besoins est le communisme du XXIe siècle »

Séverine Cattiaux

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« L’économie des besoins est le communisme du XXIe siècle »

Jacques Fournier_Odile Jacob

© Odile Jacob

Jacques Fournier défend l’idée que les services collectifs doivent être fournis en fonction, non de la demande solvable, mais des besoins sociaux. C’est l’économie des besoins. Et de comparer cette idée avec l’idéal communiste « qui a été dévoyé par certaines de ses applications, en Union soviétique ou ailleurs ».
Vous proposez une « nouvelle approche des services publics ». En quoi consiste-t-elle ?Je défends deux idées maîtresses dans mon livre. La première idée est que l’économie des besoins, autrement dit l’organisation et le développement des services collectifs, est un des axes essentiels de l’action de l’État qui ne doit pas être subordonné mais placé à un pied d’égalité avec l’autre action publique qui est la régulation des marchés.La deuxième idée est qu’il faut revoir en profondeur l’approche du service public pour mieux répondre aux attentes actuelles de la population… Diriez-vous qu’aujourd’hui, en France, on ne développe pas les services publics en tenant compte des besoins des personnes ? Pourriez-vous illustrer ?Bien sûr que l’on essaye de le faire ! Mais il y a des insuffisances. Je vous donne deux exemples de secteurs : l’accueil de la petite enfance, qui permet aux femmes de travailler, aux enfants de s’éveiller… Il faut absolument pour ce secteur des dépenses nouvelles ! Autre exemple, la formation des chômeurs : il s’agirait là d’opérer plutôt un redéploiement à l’intérieur des crédits de la formation professionnelle qui, à l’heure actuelle, bénéficient surtout aux salariés en activités. Sur ces deux points des actions nouvelles sont nécessaires. Le développement de l’économie des besoins peut-il permettre le retour de la croissance ?Cela ne suffit pas mais cela y contribue fortement ! L’éducation, la recherche, l’énergie, les infrastructures de transport, le crédit, sont des services collectifs et sont des ajouts majeurs au service de la croissance…Est-ce que, pour développer l’économie des besoins, il ne faudrait pas aussi se pencher sur l’économie du superflu, qui a pris beaucoup de place dans notre société ?Par définition, ce que j’appelle l’économie des besoins ne vise pas à procurer du superflu. Ceci dit, il peut y avoir effectivement dans le cadre du fonctionnement de l’économie des besoins, des questions sur la pertinence des besoins pris en charge… Prenons l’exemple du système de santé. Dans quelle mesure la couverture sociale doit-elle prendre en charge ou non les dépenses dentaires, d’opticiens, etc. ? Est-ce qu’il faut considérer qu’elles sont superflues ? Il y aurait aussi une réflexion à avoir concernant les médicaments de confort de façon à assurer une maîtrise raisonnable des dépenses de santé…
L’économie de marché pousse à des consommations qui sont parfois inutiles, voire nuisibles
S’agissant de l’économie de marché, elle pousse, il est vrai à des consommations qui sont parfois inutiles, voire nuisibles. Je pense aux externalités négatives, c’est-à-dire à ces productions qui sont génératrices de pollution, ou nuisibles pour la santé, par exemple. Ce sont toutes les affaires que nous connaissons aujourd’hui autour de la viande de bœuf ou des produits pharmaceutiques… Mais gardons-nous bien d’éliminer toute fantaisie dans la vie des gens, qui pourrait passer à première vue pour du superflu… Vous proposez des états généraux pour faire le point sur les différentes fonctions collectives… Comment envisageriez-vous l’organisation de tels événements ?En effet, je pense qu’il serait bénéfique d’organiser périodiquement une réflexion collective associant les principaux acteurs sociaux (pouvoirs publics, organisations patronales et syndicales, représentants de la société civile etc.) qui viserait à recenser, à hiérarchiser et à programmer la mise en œuvre des besoins sociaux dans les différents domaines de fonction collective. Les moyens modernes de communication constituent aujourd’hui un levier extrêmement important qui est à la disposition des acteurs publics pour le développement de ce type de réflexion et de consultation (Internet…).Il y a deux exemples de consultations que je juge positifs, même si on peut toujours chercher à améliorer les procédures. L’un est ancien, je l’ai moi-même vécu, ce sont les commissions du Plan qui ont programmé le développement des fonctions collectives sous la quatrième et le début de la cinquième République. Elles ont initié tous les actes importants dans les grands secteurs de l’activité : action sociale, culture, économie. Elles débouchaient sur les orientations du Plan. Dans l’ensemble, elles ont bien fonctionné.L’autre est plus récent : c’est le Grenelle de l’environnement, qui a été une grande opération, et pas seulement une opération de communication. Elle a permis de réfléchir sur un certain nombre de sujets. Il y a des orientations qui en sont issues, elles n’ont pas été toutes mises en œuvre loin de là. Mais malgré tout, il serait bon de systématiser ce type de consultation, dans tous les domaines de l’action publique (l’éducation, la santé, la justice, la police, la sécurité, le logement, les transports, les communications…) et de les rapprocher les unes des autres, de les mener en parallèle, afin de les mettre en cohérence… Un peu à la manière de la planification… On y revient ! Si nous voulons restaurer l’économie des besoins en France, il faut aussi que toute l’Europe adopte cette stratégie politique… Vous en êtes convaincu. Mais à quelle condition cela peut-il être réalisable, étant donné qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucun organe au sein de la CE incarnant les services publics…Tout d’abord, je rappelle que l’Europe n’est pas une donnée, c’est le produit d’un combat. On n’est donc pas « pour » ou « contre » l’Europe, on est en faveur de certaines choses ou au contraire contre certaines choses à ne pas faire en Europe. L’Europe est, et sera, ce que les peuples qui la composent arriveront à construire.Il est vrai que l’Europe a jusqu’à présent donné la priorité à l’économie de marché. Mais des progrès ont été réalisés dans le sens de la prise en compte des besoins sociaux et de la reconnaissance des services collectifs. J’y ai moi-même participé, notamment dans le prolongement des activités que j’ai exercées dans le passé, comme président d’entreprise publique, dans le cadre de l’activité du Centre européen des entreprises à participation publique, et d’autres organismes, qui se sont efforcés de faire prendre en compte les besoins sociaux et la reconnaissance des services collectifs par l’Europe. Les Français ne sont pas les seuls à agir en ce sens.En attendant que soit créé le poste de Commissaire aux services publics, sachez qu’il existe au Parlement européen un « intergroupe d’échanges autour des services publics » que préside d’ailleurs une parlementaire française, Françoise Castex, devant lequel j’irai probablement plancher à la rentrée prochaine. Les services publics n’intéressent en effet pas seulement les Français, contrairement à ce qu’on dit parfois ! Simplement, chacun a ses priorités. Prenez par exemple le domaine logement social : ce sont les Hollandais qui sont en pointe. Dans d’autres domaines, comme le domaine de la santé, le Royaume Uni est bien placé, etc. Je pense qu’il faut mettre deux moteurs dans la construction européenne : celui de la concurrence sur le marché, dont on a usé et abusé jusqu’à présent, et celui de l’intérêt général du service public qui est resté poussif et qu’il faut dynamiser.
 L’intervention des acteurs privés est à encourager à condition que leurs valeurs soient compatibles avec celles du service public
La priorité des priorités est pour vous le développement humain (école, santé…), vous décrivez ce que pourrait être une société idéale dans votre livre. Avez-vous tenté de chiffrer le nombre d’emplois que ces besoins réellement satisfaits pourraient générer, et vérifié que la plus-value de cette activité compense les dépenses générées par la création de ces postes ?Si votre question concerne les effectifs de l’Éducation nationale, je considère que l’objectif que s’est fixé François Hollande (60 000 emplois nouveaux sur cinq ans) est raisonnable. Si on fait la comparaison entre la France et les autres pays, on voit que, notamment dans l’enseignement primaire, les sommes que consacre la France sont inférieures à la moyenne des autres pays. Au niveau des dépenses globales de l’éducation, nous ne sommes pas parmi les meilleurs, et si on décompose les dépenses, on est en queue de peloton pour l’école primaire, en dessous de la moyenne pour l’éducation supérieure, et au-dessus de la moyenne pour l’enseignement secondaire…S’il s’agit d’évaluer les conséquences sur l’emploi d’une meilleure formation dispensée à l’ensemble de la population, elles sont à l’évidence considérables. La compétitivité d’un pays moderne comme la France est directement liée au niveau de son éducation.Pour autant, comme vous le savez, le gouvernement est soumis à des contraintes budgétaires, je trouve que dans ce domaine il développe une politique qu’on peut discuter, mais qui n’est pas déraisonnable. Le gouvernement de François Hollande a, somme toute, trois priorités : l’Éducation, le Justice et la Police. Cela veut dire que les autres domaines sont moins prioritaires, et qu’ils se voient donc moins bien dotés… Puisque vous prônez la satisfaction des besoins, il y en a un que certains revendiquent : le revenu minimum d’existence… Croyez-vous que ce besoin puisse être un jour satisfait ?C’est une idée généreuse, mais elle a un côté un peu utopique. S’il s’agit d’une harmonisation au niveau de ce qui existe déjà – du RSA, de l’allocation pour adultes handicapés, des minima qui sont appliqués dans les régimes vieillesses, en fonction des individus, de la famille… – et de hausser le niveau d’ensemble, je m’interroge sur la manière de procéder et sur les ressources à trouver. Dans la conjoncture présente ce problème n’est pas facile à traiter. Comment situez-vous l’économie sociale et solidaire (10 % des emplois en France) par rapport à l’économie des besoins ?Au niveau de la gouvernance des services collectifs, j’explique dans mon livre que l’intervention des acteurs privés est à encourager à condition que les valeurs dont ils s’inspirent soient compatibles avec celles du service public, ce qui est le cas pour l’économie sociale. Il n’y a ainsi aucune contre-indication, bien au contraire, à faire intervenir des opérateurs de l’ESS dans le fonctionnement des services publics… Non seulement cela ne pose pas de problèmes, mais il faut encourager leur participation parce que l’esprit de leur intervention est tout à fait dans l’esprit du service public…Dans l’économie sociale et solidaire, il y a d’une part un bénévolat qui est le bienvenu… Il y a une inventivité.Par ailleurs, je fais partie d’une association qui s’appelle le Ciriec (Centre international d’étude sur l’économie publique sociale et coopérative). Il s’agit d’une institution composée de chercheurs, d’opérateurs… qui a justement cette originalité, qui est la seule à ma connaissance, à traiter ensemble de tous les problèmes de l’économie non capitaliste avec le versant économie publique et le versant économie sociale…Enfin, je pense que la loi sur l’ESS en cours est attendue pour une redéfinition et une clarification de son domaine… Rappelons que, dans l’ESS, vous avez des choses très différentes. Le secteur bancaire, actuellement, est classé dans l’économie sociale et solidaire… Le Crédit Agricole, le Crédit mutuel, les banques populaires sont des mutuelles ! Or, ces établissements ne fonctionnent pas d’une manière si différente de celle des entreprises capitalistes privées… Selon moi, la vraie économie sociale est plus circonscrite et elle représente probablement plutôt 6 % que 10 % du PIB.

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