L’évaluation : fléau néolibéral ?

Roger Morin

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L’évaluation : fléau néolibéral ?

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Conçue à l’origine pour donner la main aux élus sur les administrations, l’évaluation est devenue un outil, parmi d’autres, de la réduction des dépenses publiques. Lui redonner ses lettres de noblesse passe par un retour aux sources.
L’apparition de l’évaluation dans le vocabulaire de la gestion publique date de la première tentative marquante de modernisation de l’administration que fut, dans les années soixante-dix, la démarche RCB (rationalisation des choix budgétaires). Après ce premier épisode, assez bref puisque la RCB est abandonnée au début des années quatre-vingt, l’évaluation connaît son vrai moment fondateur en 1989, avec la publication du Rapport Viveret, commandé et réalisé en lien étroit avec la démarche de « renouveau du service public ».On ne peut qu’être frappé de voir que les promoteurs de cette innovation ont chaque fois comme objectif de rendre la main au politique, en le dotant des outils nécessaires pour s’affirmer, dans un dialogue avec la technostructure financière qui devient de plus en plus difficile au fur et à mesure que les contraintes financières se durcissent. Or, à l’exception de réalisations qui restent isolées, les élus ne saisissent pas la perche qui leur est tendue. Après l’enthousiasme du lancement de la démarche, la décennie qui suit est décevante : « le tiroir était déjà prêt pour recevoir notre rapport » constate en 2000 Patrick Viveret…Avec le nouveau durcissement du contexte financier qui devient, depuis 2000, le paramètre majeur pour l’action de l’État, puis des autres institutions publiques, l’évaluation est de nouveau mobilisée, au point d’être maintenant omniprésente dans le discours public. Heureuse issue, pourrait-on en conclure ? Pas si simple, car l’évaluation ressort profondément transformée du tunnel qu’elle a traversé. Et le nouveau visage qui est le sien, sur fond de LOLF, RGPP, culture de résultat, quête de performance… l’expose à de virulentes critiques.
 Sortant d’un long tunnel, l’évaluation montre un nouveau visage, sur fond de LOLF, RGPP, culture de résultat, quête de performance.

L’évaluation sous le feu des critiques

Qu’est-il donc arrivé à l’évaluation pour qu’elle fasse aujourd’hui figure de repoussoir pour nombre de professionnels de secteurs comme la santé, la recherche, l’éducation, le social ? Répondre à cette question conduit à repérer plusieurs grandes lignes de transformation qui ont donné à l’évaluation le visage qu’elle a maintenant ; son « centre de gravité » s’est déplacé au fil du temps :- du qualitatif au quantitatif, au point qu’on évoque aujourd’hui le triomphe de la NQP (nouvelle quantification publique) ; les dispositifs de quantification connaissent un essor spectaculaire aux dépens de la réflexion sur les aspects non calculables de l’action publique ;- de la parole à l’écrit : la mode est à la prolifération de batteries d’indicateurs, dont la seule existence est censée faire autorité, sans que soit organisée leur mise en débat ;- du délibératif vers l’exécutif : les commanditaires de cette évaluation nouvelle manière sont, beaucoup plus que les assemblées, les autorités exécutives, qui y trouvent une nouvelle ressource de pouvoir ;- du politique à la technostructure et aux experts : les exécutifs eux-mêmes se déchargent largement du travail d’évaluation au profit de la technostructure et des consultants ;- d’un référentiel public à un référentiel marchand : en lien étroit avec cette évolution du jeu d’acteurs, les « bonnes pratiques » auxquelles confronter la gestion publique sont souvent recherchées en univers marchand ;- de l’amélioration du service rendu à la chasse aux coûts : au fur et à mesure que la contrainte financière s’accentue, l’évaluation s’oriente vers la recherche d’économies comme objectif premier, voire exclusif ;- des politiques publiques à la performance individuelle : de collective qu’elle devait être, l’évaluation s’est étendue aux agents, apparaissant souvent comme un outil de mise sous pression au service de la performance.Résultat de tous ces déplacements de sens : un ensemble de pratiques qui se donnent comme évaluation, alors qu’elles relèvent davantage de démarches voisines, mais très différentes : contrôle, audit, benchmarking, pilotage par les indicateurs. De ce constat à la mise en accusation de l’évaluation, il n’y a qu’un pas, que franchissent avec éclat de nombreux auteurs : ces dernières années ont vu fleurir les publications assimilant l’évaluation au New Public Management, lui-même au service de la marchandisation néolibérale de nos services publics.
 L’exigence démocratique est aussi au cœur de la démarche de mise en œuvre de l’évaluation.

Et si l’on revenait aux sources ?

À ce stade de l’état des lieux, où l’évaluation se retrouve en bonne place parmi les calamités que nous apportent les vents mauvais du néolibéralisme, un coup d’œil dans le rétroviseur s’impose, à commencer par la relecture du texte fondateur que fut en 89 le rapport Viveret.On y découvre que l’évaluation, telle que proposée à l’origine, a partie liée avec la démocratie : ce sont les exigences de la DDHC de 1789 qu’elle vise à concrétiser : « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique… d’en suivre l’emploi… (art. 14) La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration (art. 15) »L’exigence démocratique est aussi au cœur de la démarche de mise en œuvre de l’évaluation : loin d’être l’affaire du seul exécutif ou des experts, elle doit reposer sur la prise de parole de l’ensemble des « parties prenantes » d’une politique, à commencer par les professionnels qui en ont la charge, et les usagers (effectifs ou potentiels). Elle est pluraliste par principe, et vise par là à réintroduire dans le jeu politique des personnes qui en sont éloignées.Plutôt qu’à solliciter le jugement a posteriori d’évaluateurs érigés en juges solitaires, elle privilégie l’apprentissage collectif, par la réflexion « chemin faisant », tout au long du processus de l’action publique. C’est de la construction partagée du bien commun, et de sa traduction concrète, qu’il s’agit, non pour éluder le conflit, mais pour l’éclairer par la production de connaissances et le recueil de points de vue. Ainsi envisagée, l’évaluation inclut le chiffrage, mais avec circonspection : pour autant qu’il soit utile à l’analyse des résultats obtenus au regard des finalités poursuivies.Oui, il y a urgence à faire ce retour aux sources : il montre que l’évaluation ne mérite pas la mise en quarantaine idéologique que pourrait sembler justifier sa caricature. Elle pourrait être, au contraire, une ressource essentielle pour le renouveau démocratique dont le besoin est plus criant que jamais.

L’évaluation : nouvelle servitude ? OUI • Il faut casser les reins de l’évaluation, qui traite les hommes comme des choses […] Elle est le cheval de Troie du néolibéralisme, d’une pure logique de marché. • Nos évaluations formelles, conformistes, techniques et bureaucratiques tuent la plupart du temps les tentatives d’innover et maintiennent les professionnels dans une servitude volontaire qui ne fait pas bon ménage avec le souffle de la liberté indispensable à la création, au zèle, et donc à la croissance. • Des vérificateurs maniaques de bas étage développent une « caporalisation » de la société dont nous voyons les progrès chaque jour. • La dévalorisation de la parole au profit du chiffre – si caricaturales que puissent être les procédures qui le fabriquent – participe d’une véritable initiation sociale aux vertus du capitalisme. (Roland Gori) NON • Ce qu’a porté Michel Rocard, et c’est pour cela qu’il y a eu une énergie fondatrice originelle, c’est que l’évaluation est un acte démocratique majeur, un projet politique, au sens le plus noble du terme. (P. Viveret) • Il s’agit de construire pas à pas les éléments d’un monde commun, ensemble de connaissances et de références partagées par les évaluateurs, les commanditaires et les autres acteurs concernés. (B. Perret) • Concrètement, cela implique qu’au lieu de contraindre tout le monde à passer son temps à remplir des questionnaires informatiques, on demande aux personnes évaluées d’exposer en langage ordinaire le sens de ce qu’elles ont fait et les résultats qu’elles pensent avoir obtenus (quitte à confronter leur vision à celle des destinataires de ces actions). Que des personnes parlent à des personnes. (Alain Caillé)

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