People voting in booths
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Nous constatons dans le cadre des scrutins majoritaires de liste ou uninominaux à deux tours, que ceux qui l’emportent ne sont élus que par 15 à 20% de la population en âge de voter. Ce constat si fréquemment analysé n’a pas fait l’objet d’initiatives marquantes en faveur des plus éloignés de la chose publique et donne le sentiment, à tort ou à raison, que les acteurs publics leur ont tourné le dos. Laissant ainsi le champ libre à ceux qui se revendiquent de parler au nom du peuple.
Le risque que cette situation produise des renversements politico-institutionnels redoutés est imminent.
Ces faits suscitent des ré interrogations quant à notre modèle démocratique mais délaissent étrangement l’analyse de nos méthodes et pratiques qui peuvent parfois conforter l’oubli des non-entendus. Le risque que cette situation produise des renversements politico-institutionnels redoutés est imminent. Les collectivités territoriales ne sont pas exsangues de critiques mais disposent d’atouts exceptionnels pour se mettre en position d’accueil d’une parole moins iconique et fondée sur un retour à l’axe républicain.
La démocratie est imparfaite et vitale
Dès l’antiquité, la démocratie athénienne a fait l’objet de controverses scénarisées dans sa tragédie. Auteur de « Les suppliantes », Euripide porte le débat sur l’essence du pouvoir et l’esprit de son exercice. Si les hommes sont mus par une ambition hâtive servie par de vains discours au gré de leurs intérêts particuliers, ils sont alors impuissants à conduire avec raisonnement, sagesse et rectitude les affaires publiques. L’autocratie paraîtrait le remède à la versatilité et à l’instabilité par les avantages supposés que procurerait sa constance, du fait qu’un seul homme ou femme disposerait de l’autorité des lois. Cette ambition tyrannique est, dans « Les suppliantes », renversée par l’idée qu’en démocratie la loi écrite donne aux faibles et aux puissants des droits égaux, conférant aux plus ordinaires des citoyens la possibilité de se lever pour proposer quelque chose pour le bien commun, qui constitue la condition d’un état fort. Affaire à suivre ?
L’ambition tyrannique est renversée par l’idée qu’en démocratie la loi écrite donne aux faibles et aux puissants des droits égaux.
Tocqueville, dans « De la démocratie en Amérique », a l’intuition du risque de l’émergence, en démocratie, du règne de l’opinion souveraine, qui amplifie les postures de séductions électorales pour parvenir à se faire élire. Il pointe le risque qu’un mouvement démagogique se prétendant du peuple ne s’installe aux commandes, sans violence, par voie démocratique. Il pointe également le risque qu’un nouveau pouvoir puisse pratiquer une sorte de tyrannie douce à l’issue d’un processus d’abrutissement et d’abêtissement indolore. Provoquant en bout de course une forme d’uniformité molle de la pensée, d’indifférence au débat et à la pluralité, à la culture, et envers les idéaux. Affaire en cours ?
Le choix subjectif de ces références n’évite pas un excès d’analogie. Ces enjeux, pourtant, nous touchent parce qu’ils nous rappellent que nous n’héritons pas de la démocratie. Que celle-ci est en mouvement, en recomposition permanente, et fragile. À tout coup, une pensée et une pratique exigeante, vitale, pour faire sens commun.
La démocratie dépend-t-elle de la qualité du débat public ?
Sur le même thème, mais dans un registre différent, le philosophe contemporain Jürgen Habermas conçoit que la validité de la loi émane du débat public. Le débat argumenté entre citoyens au sein des collectivités permettrait d’aboutir à des résultats acceptés par tous, fondant ainsi la légitimité du droit par la raison communicationnelle. Le modèle classique du contrat social serait alors remplacé par le modèle de l’accord établi au moyen de la discussion et du débat. La recherche d’une nouvelle forme de légitimité et d’efficacité de la chose publique se fonde ici sur une vision égalitariste de la parole qui permettrait, par le débat, la recherche du consentement partagé.
Nous tirons de nos expériences dans nos collectivités que les déclassements créent des inégalités abyssales entre les citoyens.
Pour autant, nous tirons de nos expériences dans nos collectivités que les déclassements socio-économiques, éducatifs, culturels et territoriaux qui s’accroissent, créent des inégalités abyssales entre les citoyens, tronquent le débat et génèrent par voie de conséquence des ruptures démocratiques dangereuses à bien des égards.
Le paradoxe du politique
L’action politique se présente selon une structure organisée autour d’un plan vertical et d’un plan horizontal. Le plan vertical s’organise par la différentiation entre les gouvernants et les gouvernés, qui apparaît déséquilibré parce que nous avons le souhait enfoui que tout le pouvoir pourrait émaner du vouloir vivre ensemble, de l’horizontalité. Alors qu’en réalité, il est réabsorbé par le rapport vertical. Le lien horizontal du vouloir vivre ensemble est quant à lui plus généralement silencieux, non remarqué. On ne s’aperçoit de son existence que lorsqu’il se décompose, ou lorsqu’il est menacé, quand le lien social et politique se défait.
Il y a finalement, aussi loin que l’on puisse remonter, quelqu’un ou un groupe qui décide au nom des droits constitutionnels.
Il y a finalement, aussi loin que l’on puisse remonter, quelqu’un ou un groupe qui décide au nom des droits constitutionnels. Il y a bien un pouvoir de décision, une capacité à agir pour influer sur le cours des choses, c’est à cela que l’on remarque un pouvoir qui est d’une autre nature que le vouloir vivre ensemble de la société civile. Si les atouts de la verticalité se situent dans l’ordre du rassemblement des générations, de la conciliation entre histoire et projet tout en ménageant l’ordre horizontal, il exige, pour autant, une vigilance quant à l’irruption violente des inégalités et des exclusions qui peuvent en émaner. En démocratie, cette controverse ne se nourrit-elle pas en creux d’une crise de la promesse et du résultat, associée à une crise des méthodes et des comportements ?
Confiscation de la parole ordinaire ?
Quelques exemples peuvent illustrer comment progressivement la confiscation de la parole des citoyens a pu s’opérer au cœur de nos collectivités.
• L’information et la communication
La communication locale, des journaux d’information à leur déclinaison numérique, constitue le premier niveau d’accès des citoyens à la compréhension des enjeux locaux. Or celle-ci est marquée parfois par la mise en avant un peu trop répétitive des politiques dites prioritaires. Objectifs fondés sur la connaissance supposée de ce que les gens attendent alors que bien souvent ces choix proviennent d’une approche marquetée à partir d’une interprétation réflexe des vainqueurs des élections au détriment de la complexité du vote et des réalités différenciées qu’elle recoupe. D’autres axes de la communication locale se nourrissent de la volonté de construire un récit, dans des formes communicationnelles de type magazine thématique, qui sont supposées faire sens. Faciliter la compréhension transversale des politiques publiques pour susciter l’adhésion de la population en est l’intention. Cette approche présente toutefois le risque de la désincarnation des élus allant même jusqu’à accélérer leur renouvellement tant le pouvoir paraît éloigné et sourd.
Ambitieuse et coûteuse, la communication locale résiste rarement aux lames de fond électorales.
La communication locale est globalement très maîtrisée et se décline dans un langage spécialisé. Ambitieuse et coûteuse, elle résiste néanmoins rarement aux lames de fond électorales. Quels que soient ses registres, elle s’adresse uniformément à la population en faisant fi de la diversité et des niveaux de lecture des habitants. Elle semble même opérer une forme de gentrification lexicale sur la base d’une mono-langue publicitaire, faite de slogan en remplacement d’un discours humaniste. Si c’est le cas, que deviennent alors les personnes les plus éloignées de la chose publique et des outils communicationnels ? Ne sont-elles pas essentialisées ? Si c’est le cas, quelles peuvent en être les conséquences ? À chacun de juger.
• La participation
Des lois successives ont recherché à accroître l’inclusion des habitants dans le processus d’élaboration des politiques publiques. De leurs propres initiatives, certaines collectivités se sont particulièrement professionnalisées soit dans une approche marketing « des publics », soit dans une approche participative pour impliquer « des populations ».
Concernant le volet participatif, combien de marins et combien de capitaines d’administration ne se sont-ils pas retrouvés dépourvus quand la bise de la faible participation des habitants à ces dispositifs fut venue, déçus de retrouver les mêmes acteurs captifs de la vie locale provoquant un entre soi paralysant ?
Les dispositifs de participation consacrent pour une part l’éloignement des citoyens de la chose publique.
Déçus de se heurter à l’incompréhension des citoyens qui les renvoient à leur vécu quotidien, plus prosaïque. Vécu, exprimé avec des mots hors-système et peu reconnus par ceux qui offrent au débat public, de se situer au niveau stratégique. Intention qui peut constituer, par voie rhétorique, une exclusion des non-entendus.
Il se trouve que les analystes des pratiques démocratiques observent la prégnance massive, dans les dispositifs participatifs, d’une petite fraction de la population issue généralement de CSP+ composée majoritairement d’hommes de plus de cinquante ans et d’afficionados. Ces dispositifs consacrent pour une part l’éloignement des citoyens de la chose publique en raison de leur faible représentativité, même s’il faut saluer, avec lucidité, leurs intentions premières.
• L’éloignement numérique
Plus vite et plus efficiente, la promesse numérique opère un changement sans précèdent non seulement de la production administrative mais aussi du rapport aux citoyens. L’approche algorithmique des questions sociales, par exemple, génère une hyper-subjectivation binaire des besoins des habitants au nom de la rationalisation et de l’efficacité. L‘apparente simplification des procédures semble parfois faire naître une vie sociale cadastrée au risque d’accroître la vulnérabilité de ceux au service desquels nous sommes.
D’autres facteurs d’exclusion entrent en jeu, bien entendu, et nous sommes conscients que des facteurs exogènes aux collectivités nourrissent le ressentiment des citoyens à l’égard de la chose publique et de ses acteurs. C’est pourquoi nos collectivités sont une opportunité pour restaurer le lien de confiance entre les citoyens et leurs institutions publiques.
Le renouveau démocratique passe aussi par les collectivités locales
Les collectivités sont en puissance des lieux d’échanges et de compréhension des évolutions sociales. Mais pendant que le débat politico-institutionnel se développe pour retrouver le lien avec les Français, il y a des routes interminables où personne ne va jamais. Des citoyens échappent en effet à nos politiques publiques. Nos indicateurs de performance ne rendent pas compte de l’ampleur de la crise démocratique. Cette crise citoyenne génère en miroir des crises professionnelles d’acteurs situés de part et d’autre du guichet numérique ou présentiel.
Professionnels expérimentés, les agents des collectivités, si on les y invite et si l’on veut bien leur permettre d’y consacrer du temps, donc des budgets, sont ceux qui, parmi d’autres, sont en mesure de détecter les signaux faibles territoriaux. Écoute qui nous invite à développer une analyse réflexive de nos pratiques, quitte à sortir de nos zones de confort et nous émanciper de nos représentations même si cela écorne nos ferveurs et nos vérités professionnelles.
Nos collectivités font sens lorsqu’elles dépassent leurs enjeux de survie au profit d’une écoute au sol des réalités humaines qu’elles ont la charge de repérer et de traiter.
Nos collectivités font sens lorsqu’elles dépassent leurs enjeux de survie au profit d’une écoute au sol des réalités humaines qu’elles ont la charge de repérer et de traiter. Paradoxalement, nos administrations paraissent souvent se recroqueviller sur elles-mêmes, comme autour des restes d’un festin dont chacun veut sa part, mais qui nous détournent de notre objet. C’est pourquoi l’intégration du droit, pour ne pas dire du devoir, reconnu aux agents et aux cadres de développer des pratiques réflexives constitue la première condition pour traquer les ruptures citoyennes. Notre situation, au-delà de l’urgence dans laquelle nous nous trouvons, pourrait susciter notre imagination qui semble aujourd’hui en état de paralysie alors qu’il est plus qu’urgent de nous réinterroger sur la pertinence et la conduite de nos politiques publiques ainsi que sur nos méthodes et comportements professionnels.
L’ampleur du décrochage démocratique est en effet telle qu’une réponse structurée s’impose pour supplanter l’adhésion à une possible réaction démagogique basée sur le repli sur soi. C’est pourquoi, sans attendre la recherche du bon mécanisme politico-institutionnel qui permettrait de renouer avec les citoyens, nos collectivités ont le pouvoir de faire vivre immédiatement une démocratie d’usage, forte et aux aguets des dérèglements démocratiques. Car, si nous ne revenons pas de façon créative au commencement de ce qui fonde notre contrat démocratique et social. Alors, les citoyens oubliés, exaspérés, électeurs ou non, quel que soit le mécano institutionnel, se chargeront de procéder aux retournements politiques brutaux dont l’histoire a le secret. Nous sommes aujourd’hui clairement dans l’œil du cyclone. Mais cette fois, nous ne pourrons pas dire que nous ne le savions pas !