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Alice Mazeaud et Magali Nonjon ont passé au peigne fin les interactions entre l’offre et la demande de la démocratie participative, désormais un marché comme un autre. Souvent observée dans sa mise en œuvre, la participation a rarement été abordée, comme ici, du côté des professionnels qui en font leur gagne-pain, et des collectivités qui les sollicitent. Ces échanges commerciaux produisent des méthodes participatives plus efficaces, mais au détriment parfois, du sens politique…
En devenant un marché, comment la démocratie participative s’est-elle standardisée ?
Les dispositifs de démocratie participative se sont standardisés du fait du mécanisme d’ajustement classique entre l’offre des prestataires et la demande de participation émanant des collectivités, mais également des injonctions juridiques en matière de participation, en particulier sur le secteur de l’aménagement urbain. En fait, quand on évoque l’idée de standardisation de la participation, il faut comprendre tout d’abord que la participation est devenue un standard, une norme de l’action publique, c’est-à-dire un passage obligé. Tout le monde doit en faire, ce qui peut expliquer le développement sans précédent des dispositifs participatifs depuis le début des années 2000.
Le séquençage représentera autant de prestations qu’on peut vendre aux collectivités territoriales
Dans l’idée de standard, on souhaite aussi montrer que prestataires et commanditaires travaillent depuis quelques années à la reconnaissance de « bonnes pratiques », ce qui contribue à une dynamique d’homogénéisation des dispositifs participatifs mis en place par les collectivités territoriales, « tout le monde fait la même chose ».
Enfin, dans l’idée de standard, il s’agit aussi de souligner les effets du marché en termes de rationalisation des pratiques et des coûts. Par exemple, on va séquencer la participation, ce qu’il faut faire avant, pendant et après au niveau de l’évaluation. Ce séquençage représentera alors autant de prestations qu’on peut vendre aux collectivités territoriales. Cela signifie bien qu’aujourd’hui l’expertise participative a un prix.
Qui sont les prestataires qui forment « la nébuleuse participative », comme vous l’appelez ?
D’un point de vue chronologique, au départ, ce sont avant tout des militants de la participation qui vont développer, dans la continuité des luttes urbaines des années 60-70, toute une expertise autour du « comment faire participer ».
Puis progressivement, vont émerger des profils de consultants plus diversifiés. Ces derniers vont investir le marché, pas nécessairement pour des raisons de croyance dans la participation, ni en raison d’un engagement militant politique… mais davantage dans des logiques de luttes d’expertises professionnelles.
Plusieurs segments d’activités professionnelles vont en fait trouver un intérêt à investir la participation. Dans les années quatre-vingt-dix, les communicants publics vont par exemple se construire une expertise en matière de participation pour légitimer leur existence. Aujourd’hui, on retrouve sur le marché de l’expertise participative toute une kyrielle de consultants dont le rapport à la participation peut être parfois très distant (conseil en management, intelligence collective, développement personnel, bureau d’ingénierie, etc.). C’est pour cette raison qu’on utilise le terme de « nébuleuse participative ».
Les appels d’offres nécessitant une expertise participative sont loin d’être monopolisés par les seuls spécialistes de la participation
Schématiquement, on peut dire qu’il existe sur le marché de la participation une double dynamique, de spécialisation d’une part et de diversification d’autre part. C’est-à-dire que l’on a vu émerger à partir des années quatre-vingt-dix jusqu’à aujourd’hui, des structures qui se spécialisent exclusivement sur cette question de la démocratie participative. Celles-ci sont toutefois en nombre assez limité.
Aujourd’hui, une trentaine de structures environ s’affichent vraiment comme des spécialistes de la participation, c’est-à-dire la revendiquent comme étant leur cœur de métier. À côté, on a une multitude de consultants qui diversifient leurs activités sur le secteur de la participation, ce qui conduit d’ailleurs à une forme de banalisation de l’expertise participative. L’analyse des marchés publics passés par les collectivités territoriales montre d’ailleurs bien que les appels d’offres nécessitant une expertise participative sont loin d’être monopolisés par les seuls spécialistes de la participation. On y retrouve de gros bureaux d’ingénierie, des agences de communication qui n’ont le plus souvent pas besoin de justifier leur expertise participative. Dans ce cas, la prestation du « comment faire participer » est vendue comme une prestation banale […].
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N’y a-t-il pas de la place pour l’innovation dans le domaine de la démocratie participative ?
Certes, il y a une évolution des prestations qui vont être proposées… On peut avoir l’impression qu’on est dans une quête d’innovation permanente, où on va avoir effectivement des outils, des dispositifs sur lesquels on va essayer d’avoir une méthodologie toujours plus innovante…
Mais au niveau macro, nos analyses suggèrent que les collectivités ont tendance également à faire de plus en plus la même chose. Par effet de mimétisme, ce sont souvent les mêmes outils et les mêmes dispositifs qui circulent d’un territoire à un autre, ce que souligne d’ailleurs bien la tendance au développement des logiques de trophées, de labels qui se sont multipliées très récemment sur le thème de la qualité démocratique.
Par effet de mimétisme, les mêmes outils et les mêmes dispositifs circulent souvent d’un territoire à un autre
Il est donc à redouter que la professionnalisation du secteur ait vidé la démocratie participative de son sens politique…
Il ne s’agit pas d’être pour ou contre la professionnalisation des pratiques, ce serait faire un faux procès. De fait, la démocratie participative s’est professionnalisée. Néanmoins, on ne doit pas non plus occulter les effets pervers. Pour ne prendre qu’un exemple, la professionnalisation, en contribuant à faire de la participation un standard, a mis en valeur la dimension matérielle de la participation, celle de la méthode ou encore du « comment faire participer ? ».
Cette focalisation sur la méthode a conduit à réduire la participation à la seule procédure
Cette focalisation sur la méthode a certainement eu des effets positifs sur la qualité des dispositifs mais elle a aussi conduit à réduire la participation à la seule procédure. Les professionnels développent en effet des procédures qui sont de plus en plus dissociées des finalités politiques. La démocratie participative finit alors par agréger des dispositifs dont les finalités sont très diverses, voire parfois contradictoires – moderniser l’action publique, restaurer le lien social, renforcer l’acceptabilité sociale des projets, restaurer la confiance dans les élus, redistribuer le pouvoir, etc. Le cas des « civic tech » est assez emblématique de ces mécanismes quand on finit par confondre de simples applications numériques à dimensions managériales et des outils numériques visant à transformer la démocratie et ses institutions.
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Ce marché foisonnant de la participation a-t-il réussi à toucher sa cible, c’est-à-dire à faire participer les populations les plus éloignées de la vie publique ?
La difficulté, c’est qu’on analyse la plupart du temps le développement de la démocratie participative comme s’il y avait nécessairement une demande de participation. Mais la demande de participation n’est pas objectivable. Elle est difficilement mesurable.
La dynamique de professionnalisation explique sans doute en partie qu’on ne se pose plus les questions du « pourquoi faire ? » ni du « pour qui ? ». Elle explique sans doute qu’on cherche à cibler dans les dispositifs participatifs des populations bien précises qui sont encore aujourd’hui loin d’être recrutées parmi les publics les plus éloignés et parfois les plus touchés par les objets de la concertation. Notre enquête montre bien que ce qu’on demande aux prestataires spécialisés, c’est que les participants soient là, ou tout du moins qu’ils aient été là, ce qui peut conduire à une surenchère de chiffres, de stratégies de communication parfois déconnectées du public visé. Les prestataires sont aussi recrutés pour réduire les incertitudes de la participation. Il s’agira alors de proposer des méthodes qui permettent de faire venir un public bien délimité, voire de prévoir assez tôt l’ensemble des questions qui pourraient être posées et ainsi de préparer les élus aux débats.
Les publics recrutés sont loin d’être les plus touchés par les objets de la concertation
Aussi aujourd’hui, on observe de plus en plus de mouvements de réaction contre cette participation qualifiée par certains « d’institutionnalisée ». La période contemporaine est ambiguë. On n’a jamais eu autant de dispositifs participatifs, d’offres de participation et, dans le même temps, ces espaces de participation continuent à être méconnus de la majorité de la population. Ils sont aussi critiqués par des acteurs et collectifs au nom de la participation. On peut citer l’exemple du barrage de Sivens, de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes dans lesquels des procédures participatives type Commission nationale du débat public avaient bien été mises en place.
Alice Mazeaud est maître de conférences en science politique à l’université de La Rochelle et chercheuse au Centre d’études Juridiques et Politiques (CEJEP).
Magali Nonjon est maître de conférences en science politique à Sciences Po Aix et chercheuse au laboratoire Croyance, Histoire, Espace et Régulation (CHERPA).