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Sébastian Roché est l’un des chercheurs français les plus reconnus au monde pour ses analyses du lien de légitimité police-population. Selon lui, ce lien se fragilise de plus en plus. En cause ? La cogestion de la police avec les syndicats et l’incapacité de la police à se réformer. « Les policiers se replient toujours plus sur eux-mêmes », constate-t-il.
Avez-vous le sentiment, voire la certitude, que votre éviction de l’École nationale supérieure de la police (ENSP) est liée à vos récentes critiques sur la gestion des Gilets jaunes ?
Je n’arrive pas à trouver d’autres explications… J’ai reçu une lettre fin août m’informant que je ne donnerai plus de cours. Or, sur son site web, l’université n’a pas modifié le cours. Je lis même qu’il devrait être assuré par un « docteur de la police nationale », titre qui n’existe pas, seule l’université délivre le titre. Il semblerait que tout le monde ait été pris de court par cette décision, même l’université qui coorganise le master avec l’école des commissaires. Mon laboratoire (Ndlr, il est directeur de recherche au CNRS) souhaite connaître les raisons de cette décision. Je pense qu’elle vient du ministère de l’Intérieur, sur demande des syndicats de police.
« Ce néocorporatisme ne relève pas de la concertation avec les citoyens mais de l’arbitrage entre l’administration et les syndicats »
Il existe une cogestion syndicats-administration au sein de la police, que ce soit dans le choix des sanctions disciplinaires, dans les promotions et même des tactiques du maintien de l’ordre. En sciences politiques, on appelle cela le néocorporatisme, qui ne relève pas de la concertation avec les citoyens mais de l’arbitrage entre l’administration et les syndicats. Est-ce que les syndicats sont les mieux placés pour juger de la qualité d’un enseignement ? J’en doute au regard de la relative modestie de leur contribution dans la réflexion pour adapter la police aux grands défis de notre époque. Mais c’est le propre des syndicats en France, qui portent des revendications de défense des salariés, mais pas de réflexion à long terme.
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Cette décision n’a donc pas pu être prise sans l’aval du ministère de l’Intérieur…
Bien sûr, le courrier est à son en-tête. Je suis enseignant dans cette école depuis 1995 et je n’ai pas vu venir le coup. Dans le passé, j’ai fait des cours sur les émeutes, sur le maintien de l’ordre, sur la discrimination policière et j’ai changé de matrice dans mon enseignement, comme tout bon chercheur, j’espère, en confrontant mes analyses à une réalité forcément mouvante. J’ai régulièrement été invité à livrer mes réflexions : à l’IGPN sur la formation, ou lorsque le ministre Gérard Collomb m’avait demandé de réfléchir à la PSQ (Ndlr, police de sécurité au quotidien). M. Castaner considère que les experts ne peuvent être que policiers ou gendarmes. C’est un recul.
« C’est un bilan unique en termes de répression policière en comparaison avec d’autres pays similaires au nôtre »
Gilets jaunes, lutte contre le terrorisme, etc. Les policiers sont à bout…
C’est vrai. La police traverse à l’évidence une crise importante. Mais elle refuse de se réformer et se replie sur elle-même. Cette crise peut s’expliquer, mais le bilan des manifestations des Gilets jaunes est assez incroyable, avec trente personnes mutilées sur les six derniers mois. C’est un bilan unique en termes de répression policière en comparaison avec d’autres pays similaires au nôtre. Et il a fallu qu’Emmanuel Macron parle de l’existence de ces violences policières pour que M. Castaner amende son discours. On commence à reconnaître qu’il y avait eu un déni de réalité. Je pense que les responsables policiers n’avaient pas prévu l’émergence du mouvement des Gilets jaunes. Les élites parisiennes souffrent d’une absence d’ancrage territorial : Gérard Collomb est parti du ministère de l’Intérieur parce qu’il ressentait ce décalage. La réalité lui a donné raison. Pendant les manifestations, on n’avait jamais autant vu de policiers dans les rues, hélicoptères, blindés, chiens, motos… Les forces de l’ordre, et donc le gouvernement, ont surréagi face à ce qu’il se passait. Il n’y avait pourtant aucune menace d’insurrection. Les manifestations étaient l’expression de difficultés, d’un déclassement.
« Il y a eu l’épisode de l’Arc de Triomphe et les dégradations. Mais les institutions n’ont jamais été réellement menacées »
Mais la tension est ensuite montée d’un cran. Certains Français avaient peur, ne sortaient plus de chez eux le samedi…
Le gouvernement a confondu ces Français en colère avec des factieux. Il n’y avait pas d’armes à feu dans les manifestations et pourtant, dans un pays comme le nôtre où la tradition de la chasse est très ancrée, on en trouve beaucoup dans les foyers. J’ai travaillé sur certains pays, comme le Liban, la Turquie ou la Tunisie comme expert pour les Nations Unies ou la Commission européenne. En Tunisie, tous les postes de police avaient été attaqués. En Turquie, le parlement bombardé. Voilà des niveaux de conflictualité autrement plus élevés, de véritables mouvements insurrectionnels. Rien à voir avec ce qui s’est passé dans notre pays. Oui, il y a eu l’épisode de l’Arc de Triomphe et les dégradations. Mais les institutions n’ont jamais été réellement menacées.
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D’autres partis ont critiqué, au contraire, l’inefficacité de la gestion de la crise par les forces de l’ordre, reprochant même au gouvernement son manque d’autorité…
C’est vrai, cela a ajouté à la pression politique. Mais nier le fait qu’il y avait des violences policières a été une erreur politique. Castaner a dit aux policiers, « je suis derrière vous ». Mais le propre d’un chef est d’être devant eux. Il faut avoir le courage de vouloir réformer la police, ses missions, sa légitimité au sein de notre République…
« Si la police a le droit de mutiler les protestataires, alors il y a un problème moral majeur »
Notre police est-elle toujours républicaine ?
La police française est républicaine, mais pas citoyenne. Lorsque le gouvernement veut mobiliser la police, même si les policiers font beaucoup d’heures supplémentaires, il ne rencontre pas de problème. Les policiers peuvent manifester leur colère mais ils sont là, par exemple face aux évènements terroristes. Mais, en parallèle, 115 journalistes ont été blessés dans les manifestations des Gilets jaunes. Des organisations des Droits de l’homme ont été empêchées d’observer les pratiques policières lors du G7 à Biarritz. La culture de la transparence et du dialogue est insuffisante. Même le vocabulaire est inapproprié : le ministre et l’IGPN confondent violences illégitimes (moralement inacceptables) et violences illégales (juridiquement proscrites). Si la police a le droit de mutiler les protestataires, alors il y a un problème moral majeur.
« Les forces de l’ordre doivent être respectées sans qu’elles soient questionnées sur leurs pratiques, assure Marine Le Pen. C’est un discours qui convient aux policiers »
Il faut rester cependant mesuré. La police française a des points forts, elle est bien formée, sa chaîne de commandement est cohérente. Elle pourrait donc se réformer si une fenêtre de réflexion s’ouvrait. Sa plus grande faiblesse ? Les enquêtes sociales européennes ou « ESS » évaluent les jugements par les populations de leur police, pour savoir si elles sont considérées comme légitimes. Dans les pays qui recherchent activement la confiance des citoyens, ces derniers ressentent le devoir moral d’écouter ce que dit la police, et l’acceptent plus souvent. La France ne fait pas partie des pays où la confiance est la plus développée. Et, la police est perçue comme celle des riches et pas des pauvres, des blancs et pas des minorités.
À fond pour le Front
Il semble acquis que les forces de l’ordre sont réceptifs aux thèses d’extrême-droite. Pour certains, il s’agit même d’une évidence. Une enquête de l’Ifop pour la revue L’Essor de la gendarmerie nationale, réalisée en avril 2017 auprès de 588 gendarmes, pronostiquait un vote FN à 51 % au premier tour. Une autre étude de l’Ifop, réalisée en mars 2017 sur un échantillon de près de 200 policiers, gendarmes, militaires et gardiens de prisons, plaçait le FN à 44 %. La tendance se renforcerait au second tour. D’après une enquête du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), réalisée avant le premier tour de la présidentielle de 2017 auprès de 308 policiers et militaires, 65 % envisageaient de voter FN face à Emmanuel Macron. Ces enquêtes sont critiquées pour leur manque de représentativité ou leur petite taille, le panel des personnes interrogées n’étant pas assez large. Mais elles convergent toutes dans la même direction…
La France est aussi sensible aux thèses populistes et d’extrême droite (lire encadré). Des études mettent en évidence la prégnance très forte des thèses de Marine Le Pen auprès des gendarmes, policiers et autres gardiens de prison…
Oui. Quand on analyse les résultats des bureaux de vote qui se situent dans les alentours des logements dédiés aux gardes républicains ou des casernes de gendarmerie, etc., on voit que le vote RN est plus fort. Les forces de l’ordre doivent être respectées sans qu’elles soient questionnées sur leurs pratiques, assure Marine Le Pen. C’est un discours qui convient aux policiers. Les tensions, le Brexit, la gestion de la crise des migrants favorisent des partis d’extrême droite en Europe et un discours d’ordre et la police y est sensible, mais aussi une partie de plus en plus grande de la population.
« La police française a des points forts, elle pourrait se réformer si une fenêtre de réflexion s’ouvrait »
Les relations difficiles dans les cités entre les habitants et la police, la manière dont les violences policières sont gérées, laissent-elles entendre que le fossé se creuse entre une partie de la population et les forces de l’ordre censées la protéger ?
C’est à la police et au gouvernement d’en prendre conscience. L’IGPN a deux fonctions : les enquêtes individuelles, administratives ou judiciaires, pour veiller à ce qu’il n’y ait pas de mauvais comportements ; mais aussi de mener des réflexions sur le rôle de la police dans la société, à travers des audits qui devraient porter par exemple sur le taux élevé de suicides chez les policiers ou encore recommander des moyens plus efficaces d’identifier les policiers auteurs de violence. Mais elle ne le fait pas parce qu’elle n’est pas indépendante, et qu’elle a peur de déplaire au ministre ou aux syndicats. Pourtant, on pourrait imaginer que, pour progresser, des concertations soient lancées avec des chercheurs, des associations de défense des Droits de l’homme, etc. C’est plutôt le désert de ce côté-là. Dommage, car on en a besoin.
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CV
Le sociologue Sebastian Roché est spécialisé en criminologie. Ses travaux portent sur la délinquance et l’insécurité ainsi que sur la gouvernance de la police et les réformes du secteur de la sécurité. Il est l’un des sociologues les plus écoutés sur les questions de police et de sécurité. Il a entre autres publié « De la police en démocratie » aux éditions Grasset.