La prévention des RPS crée-t-elle des RPS ?

Samuel Hennequin
La prévention des RPS crée-t-elle des RPS ?

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À force de médicaliser l’approche des risques psychosociaux, a-t-on eu tendance à aggraver le phénomène ? Au lieu de mettre, pour se donner une apparente maîtrise de la chose, les RPS dans les mains des médecins du travail ou psychologues, les organisations de travail auraient au contraire intérêt à s’emparer du sujet. L’enjeu ? Opérer un profond renouvellement dans leur approche.

Publié le 25 février 2016

À l’heure où le thème des risques psychosociaux a pris encore plus d’importance du fait de l’obligation des employeurs publics d’élaborer un plan d’évaluation et de prévention avant le 1er janvier 2015, quel bilan peut être tiré des dix années qui se sont écoulées depuis son émergence ?

Dix ans de prévention des RPS, quels résultats ?

Les diagnostics, états des lieux, plans de prévention se sont succédé : que nous disent-ils ? Invariablement, ce sont les aspirations des agents à se sentir reconnus, valorisés pour leur travail, à ce que leurs opinions et propositions soient prises en compte, à avoir de l’autonomie, à percevoir des perspectives d’avenir, qui apparaissent… Voire aussi à se sentir tout simplement respectés en tant qu’individus au travail.

La problématique des RPS dépasse largement le strict champ de la santé au travail.

Autant d’expressions qui tendent à indiquer que la problématique des RPS dépasse largement le strict champ de la santé au travail. Comme si elle avait en réalité essentiellement permis d’ouvrir un terrain de dialogue – ou de confrontation – entre deux dimensions : individuelle, avec ce que chacun attend de son travail ou croit légitime d’en attendre, et collective avec les possibilités objectives de réponses à ces attentes.

Mais ce dialogue n’est-il pas le fondement de toute organisation, voire de toute vie collective ? La fameuse « complexité » des RPS n’est-elle pas inhérente à toute relation humaine et qui permet de passer du « je » au « nous » ? Alors, pourquoi l’envisager sous l’angle du risque et de la santé ? Et avec quelles conséquences ?

Lire du même auteur, un ouvrage publié aux éditions territorial : Prévenir les risques psychosociaux - vers la qualité de vie au travail

CE QU'IL FAUT SAVOIR
5 idées reçues sur les RPS
Traiter les RPS, c’est ouvrir la boîte de Pandore
En réalité, elle est toujours ouverte ! Mais les expressions des agents ne remontent pas toujours vers la hiérarchie. Pourtant, dans chaque insatisfaction exprimée, il y a aussi en creux, une proposition…
Les RPS sont un sujet complexe
Ils sont aussi complexes que l’être humain est complexe, ni plus… ni moins !
Des outils et des procédures de détection des RPS peuvent être mis en place efficacement
Si 10 procédures sont créées pour répondre à 10 problèmes identifiés, que faudra-t-il faire devant le onzième problème ? En matière de RPS, les solutions ne viennent pas des outils, mais des comportements.
Les réformes et les évolutions réglementaires permanentes entraînent des RPS
N’entraînent-elles pas plutôt la nécessité pour l’encadrement de rendre les agents capables de maîtriser ces changements ?
Le non-renouvellement des effectifs augmente la charge de travail et crée des RPS
N’est-ce pas plutôt le sentiment de ne pas pouvoir faire son travail « comme avant » ? Dans ce cas, comment faire pour aider chacun à avoir le sentiment d’un travail « bien fait » ?

Une représentation médicale des relations au travail

Une première explication à ce qui s’apparente, avec les RPS, à une représentation médicale des relations au travail pourrait être liée à la manière dont le phénomène a émergé. Il a été largement porté par une médecine du travail jouant pleinement un rôle de lanceur d’alerte devant ce qui a pu un temps être présenté comme un phénomène de société, où l’on n’hésitait pas à parler de « vague de suicides », avec toute la dimension spectaculaire et anxiogène de cette expression. Ainsi, devant le risque de voir leur responsabilité engagée, le premier réflexe des employeurs a été de s’adresser à des spécialistes qui sauraient a priori déterminer le niveau de gravité de la situation et de les protéger, du moins sur un plan juridique.

Rien n’indique objectivement une aggravation en termes de santé au travail par rapport à une situation antérieure.

Or, si, aujourd’hui, rien n’indique objectivement une aggravation en termes de santé au travail par rapport à une situation antérieure, l’idée demeure qu’il s’agirait d’un sujet « complexe » devant être confié à des spécialistes de la santé, médecins, psychologues ou consultants. Ça n’est pas sans conséquence sur la possibilité pour les collectifs de travail de s’approprier des sujets qui les concernent pourtant directement.

Quel impact sur les relations au travail ?

Seconde explication au fait d’avoir ainsi « psychologisé » et médicalisé ce qui relève avant tout de la relation humaine au travail : le constat que l’émergence des RPS est aussi un symptôme. Elle témoigne de l’étendue d’un espace vierge qui pourrait être appelé celui des « compétences relationnelles », c’est-à-dire la capacité du collectif de travail à définir et obtenir un consensus permanent sur ce que chacun peut attendre d’autrui au travail, ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas…

Et c’est bien cet espace qui est à présent investi par la représentation du risque et de la santé. Avec quelles conséquences ? La première est une interrogation sur les résultats obtenus par cette approche médicale, non seulement des RPS, mais plus largement du travail lui-même. Que disent les indicateurs préconisés par les acteurs de la santé au travail ? Par exemple, en quoi l’absentéisme a-t-il diminué ? Quel est l’impact de l’approche actuelle des RPS sur la fréquence et la durée des arrêts maladie ou sur le climat social ? En quoi une qualité de service est-elle évaluée comme supérieure grâce à la prévention des RPS ?

La dimension relationnelle du management est encore largement laissée à la libre interprétation des intéressés.

Il semble très difficile d’apporter des réponses à ces questions… Malgré les moyens engagés à une époque où, partout, il s’agit pourtant de « faire plus avec moins ». Mais s’agit-il des bons indicateurs ? Car si le thème des RPS ouvre le sujet de la manière dont les agents vivent leur travail, avec ses relations, ses changements, qui plus que l’encadrement de proximité est théoriquement à même d’évaluer leur bien-être, leur mal-être ou leur implication dans les projets de la collectivité ?

Encore faudrait-il que lui-même soit soutenu et accompagné dans ces pratiques. Mais force est de constater que ce n’est pas le cas, la dimension relationnelle du management étant encore largement laissée à la libre interprétation des intéressés selon l’idée reçue que certains seraient « faits pour » manager, d’autres pas, voire « n’aimeraient pas », tout en étant en situation – et accessoirement rémunérés – pour encadrer des agents.

Quand la prévention crée des risques

La seconde conséquence est également une question : la prévention des RPS crée-t-elle des RPS ? En effet, dans quelle mesure l’approche médicale du travail n’a-t-elle pas paradoxalement contribué à une construction sociale de la souffrance ? Dans quelle mesure le champ laissé à cette approche n’a-t-il pas créé la possibilité pour chaque agent de se penser légitimement « souffrant de son travail » ?

Non pas que la souffrance n’existe pas. Mais elle est par définition subjective.

Non pas que la souffrance n’existe pas. Mais elle est par définition subjective. Chacun l’exprime selon sa représentation de ce qu’est la « souffrance » ou le « mal-être ». Avec ses mots, son idée de ce qui est « grave » ou pas, « normal » ou non, en fonction de son propre référentiel issu de sa propre expérience. En conséquence, tant que ce référentiel n’est pas partagé et que l’expression, aussi légitime soit-elle, de cette souffrance en tant que phénomène « anormal » ne se trouve pas cadrée par une vision partagée de ce qui est « normal », le risque est que la représentation de ce qui peut être qualifié de « souffrance » s’empare de l’espace relationnel, jusqu’à brouiller les frontières entre ce qui est ou n’est pas « souffrance », ce qui est ou n’est pas « RPS », ce qui est ou n’est pas normal ou acceptable au travail. Il en résulte le constat dont l’encadrement se fait régulièrement écho : « Aujourd’hui, tout est harcèlement… ».

Dépasser les subjectivités pour arriver à un consensus

Ainsi le véritable enjeu de la compétence relationnelle apparaît. Il s’agirait d’être en mesure de dépasser les subjectivités et les affects pour obtenir non pas l’objectivité ou le diagnostic objectif toujours demandé aux experts, qui ne saurait être que statique et à un moment précis, et surtout déposséderait encore les individus concernés de la relation, mais un consensus, même temporaire, ayant probablement vocation à être remis en jeu, sur ce que chacun peut légitimement attendre de l’autre au travail. Ne serait-ce pas là une compétence primordiale de l’encadrement ? Son rôle n’est-il pas fondamentalement de créer de la cohésion et un langage commun aux différentes subjectivités ?

Mais tel n’est pas le chemin qui a jusqu’à présent été pris pour répondre aux questions soulevées par l’émergence de la problématique des RPS. Pourquoi ? Une explication peut résider dans le fait que la potentielle souffrance au travail que le concept de RPS tente de cerner avec plus ou moins de réussite reste non seulement parée d’un halo de mystère, puisqu’il s’agit de « psychologie », mais surtout porteuse de la menace de sa gravité potentielle… Quelle est encore aujourd’hui l’empreinte dans la mémoire collective de ce sur quoi la cause des RPS s’est littéralement fondée, à savoir la « vague de suicides » ?

Quelle est encore aujourd’hui l’empreinte dans la mémoire collective de ce sur quoi la cause des RPS s’est littéralement fondée, à savoir la « vague de suicides » ?

Ainsi, au regard de l’enjeu de leur responsabilité devant la souffrance qu’ils auraient a priori pu avoir occasionnée et de ses conséquences possibles, la première intention des employeurs a bien souvent été de vouloir maîtriser les risques en apportant des réponses immédiates aux expressions et donc aux subjectivités des individus. Ces réponses ont pu aller tendanciellement dans le sens de la protection des agents a priori « exposés », en multipliant les propositions « curatives », notamment sous forme de cellules d’écoute, d’aménagement de postes ou de conditions de travail, que ceci se fasse de manière officielle ou bien aussi en fermant les yeux et en concédant tel ou tel avantage à celui qui aura exprimé une insatisfaction, voire de la souffrance devant le risque que celle-ci ne se transforme par exemple, en arrêt maladie, en démotivation manifeste, en présentéisme… voire pire ?

Les limites des réponses actuelles

Mais ces réponses trouvent leurs limites. Car elles sont autant de possibilités que s’expriment encore plus les aspirations subjectives sans être mises au regard de la réalité et des contraintes inhérentes à tout collectif de travail, distendant encore un peu plus le terrain relationnel entre le « je » – avec le « j’ai droit » – et le « nous » – avec ses devoirs.

Ce n’est pas le moindre paradoxe de l’approche médicale du travail que de régulièrement déplorer le délitement des collectifs tout en proposant des dispositifs qui favorisent finalement l’individualisme… Et ce n’est pas non plus le moindre des paradoxes des collectivités que de constater que le changement est permanent, que leurs missions sont de plus en plus complexes, qu’il s’agisse de moyens contraints, des conséquences de l’application de politiques publiques, de mutations technologiques, d’attentes du public ou des usagers… Tout en accompagnant ce message de l’idée anxiogène que ces changements sont facteurs de RPS et créant ainsi les conditions de leur non-appropriation.

Comment l’employeur pourrait-il alors ne pas renforcer lui-même implicitement les figures de « l’employeur coupable » et du « salarié victime » s’il multiplie par exemple les cellules d’écoute ? Et finalement, dans quelle mesure ne crée-t-il pas lui-même avec les RPS les conditions d’un quasi-droit de retrait des agents ?

CE QU'IL FAUT FAIRE
5 gestes de prévention des RPS que vous faites peut-être, sans le savoir
• Vous êtes convaincu, en toutes circonstances, que tous les agents sont capables de mener leurs missions à bien
• Vous ne passez pas votre temps à expliquer, expliquer encore et réexpliquer, mais expliquez une seule fois puis demandez ce qui a été compris
• Vous donnez des objectifs clairs aux agents, à quel enjeu ils répondent, le « pourquoi »… Puis vous les faites réfléchir et s’engager sur les moyens qu’ils vont mettre en œuvre pour l’atteindre, le « comment »
• Vous valorisez systématiquement et très régulièrement d’abord ce qui a été réussi par les agents
• Pour toute décision, vous expliquez sur quels critères elle a été prise

Les RPS, symptômes de la nécessité d’un changement culturel

Comment faire ? De toute évidence, au regard de ces constats, l’évolution cosmétique de RPS à « qualité de vie au travail » ne suffira pas. Car l’émergence du « sujet RPS » est aussi un reflet d’une manière de penser les ressources humaines, ancrée dans une histoire déjà ancienne des collectivités. Elle traduit donc surtout la nécessité d’opérer un profond renouvellement dans leur approche.

Cette évolution ne peut s’opérer que sur la base du partage de la nécessité d’agir et donc d’un enjeu. Or, l’enjeu majeur auquel doit répondre toute collectivité n’est-il pas celui de la qualité de service public ? Ainsi, c’est bien en posant d’abord cet enjeu que les ressources humaines et la prévention des RPS pourraient prendre toute leur dimension stratégique en se donnant pour objectif que les agents soient en permanence à même d’y répondre.

C’est bien en posant d’abord l'enjeu de la qualité du service public que les ressources humaines et la prévention des RPS pourraient prendre toute leur dimension stratégique.

Il s’agirait alors de décliner en permanence cet enjeu en une vision partagée de la qualité au sein de chaque service, afin de dépasser la focalisation sur le subjectif et en l’occurrence sur une « souffrance » qui est en réalité bien souvent l’expression de l’impossibilité pour les agents de faire leur travail selon leur vision individuelle de la qualité.

Il s’agirait alors aussi probablement de passer d’une culture du contrôle à une culture de la confiance, d’une culture de la procédure à une culture de la relation. De passer également d’une culture de l’exigence sur les moyens à une culture de la valorisation des résultats. De passer enfin d’une culture de la protection des agents devant les incertitudes du contexte et de l’époque à une culture visant à les rendre capables d’y répondre… Finalement, ne s’agirait-il pas là tout simplement de mettre en acte la définition la plus simple de ce qu’est manager… : « rendre capable » ?

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