La question du talent de la Grèce antique à nos jours

Yves Richez

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La question du talent de la Grèce antique à nos jours

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Ce texte est le premier d’une série d’articles sur la question des talents, qui souhaite proposer un regard « mis à jour », autant que décalé sur l’usage d’un mot si usuel, mais pour lequel, finalement, nous « savons » peu de chose. Il s’agit ici d’appréhender d’où nous pensons tenir le talent, de son émergence antique à son usage contemporain. Cette investigation pose les fondations occidentales de cette valeur monétaire historique devenue concept « valorisateur » de la personne.
On peut s’étonner de devoir partir de la Grèce antique pour aborder la question du talent. Or, nous avons tendance, à faire de nos évidences la vérité. L’évidence, rappelons-le, est ce qui n’est plus amené à être pensé, ce qui finit par faire se perdre l’esprit dans l’oubli de ses mémoires, à éconduire les croyances. Chacun donne l’« avis » qu’il pense fondé par ses connaissances académiques, son expérience. L’Histoire, ce à partir de quoi le contemporain s’actualise, doit nous rappeler d’où nous pensons.Le mot « talent » fait couler de l’encre, mais aussi produire des pages internet (environ 172 000 000 rien que pour les pages francophones). Le talent (talentum) est en Grèce antique, une unité de masse requise pour remplir une amphore. D’une valeur monétaire, le terme s’est transformé avec les siècles en une valeur humaine. Il ne s’agit pas d’une valeur morale, éthique, que fonde la mathématique (mathesis), mais d’une valeur attribuée à celui qui produit quelque chose, considéré comme le plus grand nombre de « bien », de « beau », de « formidable », d’« impressionnant » : il peut faire/produire/réaliser/opérer quelque chose que le commun des mortels ne peut « faire ». Si nous parlons de valeur pour évoquer le talent, c’est parce que le talent, nous le verrons, est ce qui est « beau ». Or, beau appartient au champ de la subjectivité, qui, elle, s’inscrit dans la famille des valeurs.
Si nous parlons de valeur pour évoquer le talent, c’est parce que le talent est ce qui est « beau ».

Les architectes de la pensée moderne

Nous avons tendance à oublier à quel point Platon, Socrate, Aristote ont posé les fondations de notre pensée moderne. Nous pensons, encore aujourd’hui, que les mathématiques sont un langage universel. Nous pensons dur comme fer que notre esprit est tout-puissant (autocratos) sur le monde, que nous avons tout en nous, que nous pouvons (le) faire si nous (le) voulons vraiment, que nous possédons un « inconscient ». Nous croyons encore que l’intelligence est une faculté de l’esprit à raisonner, à produire de la pensée. Nous pensons de plus, telle une évidence indiscutable, que le « Je pense, donc je suis » (Descartes), ou dit autrement, « si je ne sais pas qui je suis, je ne peux savoir ce que je peux faire de ma vie » est ce à quoi l’Être doit aspirer : penser pour savoir qui il est. Nous défendons l’idée que nous avons tout en nous, ou encore que le cerveau serait le siège de l’esprit et donc, distinct du corps. Nous discutons, avec passion de l’inné et de l’acquis comme deux espaces distincts ; voici qui est diabolique (diabolicus), c’est-à-dire qui « divise » l’opinion publique.Ces grandes idées pourraient trouver leur « grande » famille. La famille des pro-aritotéliciens, défendant l’importance des émotions, du sensible, mais acceptant l’idée qu’il faille se connaître (travail sur soi) pour savoir où l’on va. Il y a les pro-platoniciens, pour qui le rationnel, la perfection (le parfait géomètre) est l’ultime modèle : la Vérité (aletheïa). Il y a les pro-socratiques, cherchant à réhabiliter la fameuse maïeutique, c’est-à-dire, l’art de faire accoucher la personne de ce « qu’elle sait », car, elle possède, est-il dit, les réponses (en elle) à ses problèmes. N’est-ce pas d’ailleurs cette famille que tente de réhabiliter le coaching français en disant : « le coach fait accoucher le coaché de ce qu’il sait déjà » ?Nous pensons encore que diviser les problèmes permet de mieux en comprendre la « logique » (logismos) assurant le raisonnement « factuel ». Or ni Socrate, ni Platon n’étaient d’aussi bons « samaritains » que cela. Doit-on se souvenir de la guerre sans merci livrée à Homère, et condamnant unanimement Ulysse le « fourbe », pour sa « prétendue » immoralité, ses stratagèmes, sa ruse ? Garderons-nous à l’esprit que Platon « vole » les mots qui lui conviennent afin de les redéfinir à son gré, sans se soucier de leur origine !La technique (technê) devient la ligne « droite et fixe », alors qu’elle désigne une manière de faire oblique (conjointe à la mètis, cette intelligence pratique), le polytechnicien (le poly-artisan), ici le dieu originel Lugh, est devenu le parfait géomètre (celui qui maîtrise les mathématiques), la méthode (methodos), d’origine homérique, celui qui voyage, devient la méthode du discours (logos). L’outil de l’artisan, l’intermédiaire entre la main et le matériau devient l’outil conceptuel, le créateur de formes abstraites. La forme complexe des objets est devenue la forme abstraite qu’organisent le cube, l’icosaèdre, le tétraèdre et l’octaèdre. De là, le monde et la nature (phusis) se définissent parfaitement. N’est-ce pas à partir de cela que naît le concept de paysage (1556) avec son « point de fuite » et sa perspective géométrique ? Là où la peinture chinoise considère le paysage comme « trois lointains » (san yuan) : le lointain haut, le lointain plan, le lointain profond ?Par exemple, la maïeutique socratique est en fait une trinité agissante : l’accoucheur, le daïmon, la com-présence. Socrate, l’« accoucheur d’âmes » ne cherche pas à permettre à celui ou celle qu’il « accouche » de trouver la solution à son problème, mais à montrer que la seule Vérité est celle de l’âme (psuckê), donc de Dieu. Socrate était certes un « brillant » philosophe, mais un brillant manipulateur…
 À partir de la Renaissance, le talent (le beau) se scinde de l’esprit (brillant).

Le talent demi-frère de l’intelligence

Le concept de talent serait plutôt une émanation aristotélicienne indirecte, pour qui le corps, les sens étaient fondamentaux. C’est ainsi que la psychologie (psuchologia) s’actualise en 1579 en devenant une discipline à part entière à partir des préceptes d’Aristote. Si Aristote partage avec Platon et Socrate le principe selon lequel l’esprit (noûs) est agissant et pensant, il se montre plus modéré quant à l’éloge de l’esprit parfait. Contrairement à Platon, il ne pense pas que « le corps soit un tombeau », mais participe à la capacité d’agir (praxis). Pourtant Platon et Socrate l’emportent sur le fond. Léonard de Vinci fera de Platon son modèle à penser et son maître de raisonnement. Son plus grand hommage est certainement le célèbre "De Architectura de Vitruve" (1487). Le chi (χ), l’upsilon (Υ) et le cercle (O) (infini et universel), les trois grands principes directeurs de l’Occident, participent à la superposition de l’homme en X et en Y dans un O. L’ensemble doit illustrer cette « perfection » universelle que l’homme représente au sein de l’Univers. L’étude de la pensée chinoise suffira à relativiser cette croyance.
L’intelligence et le talent restent sous le contrôle vigilant de la psychologie, arrière-petite-fille de la philosophie.
Il est acceptable de dire qu’à partir de la Renaissance, le talent (le beau) se scinde de l’esprit (brillant). Les sculpteurs, les peintres, les musiciens, les artisans vont participer à donner au mot talent ses lettres de noblesse – ce à partir de quoi le commun va s’imaginer le beau, donc le talent. Toutefois, ce dernier sera toujours animé en arrière-plan des fondements grecs. La musique, est-il encore débattu, nécessite des aptitudes mathématiques, le sculpteur des capacités de projeter à l’esprit les perspectives (géométriques), comme le peintre somme toute.Avec Binet, inventeur du test du QI (1905), l’intelligence de l’esprit se découpe définitivement du talent. L’intelligence et le talent restent toutefois sous le contrôle vigilant de la psychologie, arrière-petite-fille de la philosophie. Les tests ont émergé grâce à l’avènement, fin XIXe siècle, des statistiques. Celles-ci offrent à la fois à la sociologie, et à la psychologie le caractère scientifique nécessaire à la légitimation de l’esprit, l’Être et de l’objetisation des capacités humaines – dont le talent fait partie.Le XXe siècle va voir fleurir quantité de penseurs du talent ;  pour la plupart, ils sont psychologues cogniticiens tels que, pour l’un des plus célèbres, Howard Gardner (Harvard). Talent, ainsi s’est conjugué avec les verbes « être », « faire », « avoir » ; il est talentueux, il fait avec talent, il a du talent.Le talent est aujourd’hui un mot qui fait « chaud au cœur » pour qui se le voit attribuer. Bien que porteur de motivation et d’espoir pour chacun, il reste, en arrière-plan conditionné par de vieux modèles de pensée solidement ancrés dans la mémoire discrète de notre société. Aussi, quid de ceux qui n’ont, dit-on, ni talent, ni intelligence ? Est-il possible, alors, d’appréhender le talent à l’écart de ces modèles ?

CE QU’IL FAUT SAVOIR Identifiez d’où vous pensez 1. Je crois qu’il faut se connaître pour savoir qui l’on est vraiment. 2. Il faut poser les choses de manière rationnelle pour comprendre et analyser les problèmes. 3. Il faut maîtriser les bons outils pour réaliser un bon travail. 4. En entraînant nos sens, nous devenons sensibles au monde. 5. Tout problème a une solution et toute solution est rationalisable. 6. Sans identité, on ne peut savoir qui l’on est vraiment. 7. Tout se passe dans la tête. 8. Il faut savoir comment on perçoit les choses pour réussir une telle réalisation. 9. Il faut bien raisonner pour comprendre un problème. 10. On a toutes les réponses en soi. 11. Beaucoup s’acquiert par la pratique, mais il y a quand même une part d’innée. (Socrate : 1, 6, 10 ; Aristote : 8, 11, 4 ; Platon : 2, 3, 7, 5, 9)

CE QU’IL FAUT FAIRE En management, soyez attentifs à vos affirmations : • Quand vous dites : « Ce n’est pas rationnel ce que tu fais », vous posez le principe que la personne ne maîtrise pas les mathématiques, ou que son « être » ne connaît pas la vérité des choses. Vous pourriez croire que vous êtes rationnel alors qu’en fait vous appliquez un principe. • Quand vous dites : « On a tout en soi pour réussir », vous posez le principe que nous sommes seuls détenteurs de toute l’universalité des savoirs et que l’esprit est tout-puissant sur le monde. Or, ce n’est pas le cas, l’être humain est un système hautement complexe – comme les autres espèces animales – interagissant et modelant autant que modelé par son environnement. • Quand vous dites : « Ce n’est pourtant pas compliqué ce que je demande de faire », vous posez certainement le principe qu’à votre esprit, tout doit se faire normalement (dont parfaitement et sans problème). Or, vous oubliez le principe de réalité, qui lui… ne se résume pas en quelques idées simples et… parfaites organisées par une abstraction mathématique du monde.

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