512_djivannides_priol
© Djivannides
Jacques Priol est fondateur du cabinet Civiteo et président de l’Observatoire Data Publica. Il publie au plein cœur de la crise un livre intitulé « Ne laissez pas Google gérer nos villes ! ». Vous pouvez l'acheter en cliquant sur ce lien
Pouvez-vous nous raconter l’histoire de ce livre, car elle est très liée à la crise sanitaire ?
C’est une histoire tout à fait inattendue ! J’ai la chance d’avoir pris part à plusieurs étapes du projet de Google à Toronto comme expert invité à des temps de concertation, en accompagnant sur place des collectivités françaises, en échangeant avec des opposants comme des représentants des autorités locales. Précision utile : j’ai refusé de travailler pour le compte de Google, et c’est ce qui a conduit des partenaires canadiens à me solliciter ensuite pour travailler avec la ville de Toronto à l’élaboration d’une stratégie pour la gestion des données qui devait être imposée à Google.
Mais Google a abandonné le projet !
Oui, le 7 mai dernier, Google a pris prétexte de la crise du Covid pour renoncer au projet et le 7 mai était aussi la date prévue de la sortie du livre qui raconte ce projet.
Pouvez-vous nous présenter en quelques mots le projet de Toronto ?
Il s’agit d’un projet hors normes, voulu par les pouvoirs publics pour aménager une friche industrielle sur les rives du lac Ontario. Avec des moyens financiers très importants et en ayant recruté des experts de très haut niveau, Sidewalk Labs [NDLR : filiale sœur de Google au sein du groupe Alphabet] a conçu en deux ans un projet urbain d’excellence. Architecture, gestion des mobilités, gestion de l’énergie, gestion des déchets… Tout a été pensé de façon optimale. Le projet Sidewalk Toronto aurait sûrement été une vitrine bluffante.
L’ensemble évidemment aurait été entièrement piloté par la donnée.
Le projet Sidewalk Toronto aurait sûrement été une vitrine bluffante. L’ensemble évidemment aurait été entièrement piloté par la donnée...
Et c’est là que les ennuis commencent…
Effectivement, la gestion des données a été au cœur de polémiques d’abord locales puis nationales au Canada, et même mondiales. Plusieurs experts ont démissionné avec fracas. Le président de Sidewalk Labs a été convoqué devant une commission de la Chambre des communes. Jusqu’au dernier moment Google a voulu imposer sa vision, refusant y compris que les données soient hébergées au Canada. Mais fin 2019 le sujet était clos : les autorités locales avaient repris la main en annonçant que les pouvoirs publics auraient la responsabilité du traitement des données et créeraient une structure ad hoc dont la gestion impliquerait les citoyens.
les autorités locales avaient repris la main en annonçant que les pouvoirs publics auraient la responsabilité du traitement des données
Vous affirmez que Google a poussé la réflexion sur ce sujet plus loin que n’importe quel porteur de projet de « ville intelligente » en France. Expliquez-nous pourquoi…
Quand on s’appelle Google et que l’on recrute par exemple la responsable de la gestion des données de la ville de New York, on a les moyens de conduire de front le projet de quartier intelligent et de mobiliser des équipes complètes sur la gestion des données.
En l’occurrence, parce que sous le feu des critiques, l’équipe de Sidewalk Labs a imaginé un système d’information des habitants sur chacun des capteurs utilisés dans le futur quartier. Mieux, ils ont imaginé un système qui permette à chacun de contrôler ce que deviennent ses propres données.
Quelques jours avant l’abandon du projet, ils présentaient un dernier dispositif qui permettait aussi d’effacer ses données en quittant le quartier !
À vous entendre, il faudrait regretter l’abandon du projet ?
À distance, nous sommes sûrement nombreux à regretter de ne pas voir un tel quartier fonctionner. Mais pour Toronto, l’abandon est sans doute une bonne nouvelle. Car derrière les aspects techniques, la gestion d’une ville entièrement pilotée par la donnée peut devenir un cauchemar. Les habitants ne sont plus considérés comme un corps social mais comme une somme d’individus. Leurs habitudes et leurs attentes sont disséquées, modélisées et finalement anticipées avec pour objectif de les satisfaire, comme si la somme des intérêts particuliers valait intérêt général. Les opposants sur place ont eu raison de dénoncer jusqu’au bout le fait qu’une ville intelligente ne peut pas être conçue par des algorithmes. Une ville intelligente est d’abord construite par le débat démocratique, par un projet de vivre ensemble. Ensuite seulement, des outils techniques très performants peuvent aider à atteindre ces objectifs y compris en exploitant des données massives.
Une ville intelligente est d’abord construite par le débat démocratique, par un projet de vivre ensemble
Dans votre livre, vous dénoncez des dérives, y compris ici en France.
Je mets surtout en garde les dirigeants territoriaux contre deux tentations. La première c’est de croire que les données massivement produites et collectées dans nos « villes intelligentes » vont générer directement de la valeur. En d’autres termes : on a fait le procès à Google de vouloir mettre la main sur les données de Toronto à des fins commerciales, mais certains en France imaginent déjà vendre des données urbaines pour rentabiliser leurs investissements. C’est une folie ! Même si les données sont anonymisées (et c’est le cas pour quasiment tous les usages de la smart city) les citoyens ne l’accepteront jamais. Et ils ont raison car les données produites par et pour le service public sont un bien commun qu’il faut protéger.
Les données produites par et pour le service public sont un bien commun qu’il faut protéger
La seconde dérive est celle d’un aveuglement technologique. Oui, il y a de nombreux prototypes qui marchent bien à petite échelle : des rues connectées, des poubelles connectées, des lampadaires connectés… Mais attention ! Un prototype qui fonctionne c’est parfois bon pour l’image du territoire (et de ses élus) mais ce n’est pas toujours sérieux… ni même légal ! On voit trop de prototypes flirter avec la marge, sur la gestion des données en particulier.
Vous n’êtes pas tendre avec la ville de Nice…
Après le monstrueux attentat de 2016, il est légitime que Nice travaille à des innovations en faveur de la sécurité. Mais les conditions dans lesquelles son expérimentation de reconnaissance faciale a été conduite sur la Promenade des Anglais sont inacceptables. D’abord, et la Cnil l’a rappelé, cette expérimentation était illégale : personne n’est autorisé aujourd’hui en France à faire fonctionner un algorithme de reconnaissance faciale dans l’espace public. C’est une atteinte grave à la vie privée. Ensuite, cette expérimentation a été évaluée par la collectivité elle-même avec un taux de réussite de… 100 %. Or, aucun algorithme de reconnaissance faciale ne présente aujourd’hui des résultats fiables à plus de 70 ou 80 %. Ce type de projet fait certainement de la publicité à ses promoteurs mais nuit à toutes les villes qui veulent sérieusement tester de nouveaux outils pour améliorer l’efficacité des politiques publiques.
Personne n’est autorisé aujourd’hui en France à faire fonctionner un algorithme de reconnaissance faciale dans l’espace public
À quel type d’usages pensez-vous ?
Aujourd’hui, nous savons que l’utilisation de nombreux capteurs et de dispositifs automatiques dotés d’intelligence artificielle va permettre par exemple de réduire significativement les émissions de CO2 d’un territoire, c’est le projet « Territoire zéro carbone » de La Rochelle. La gestion pilotée par la donnée de l’éclairage public réduit significativement les consommations électriques. La gestion de l’eau va être grandement optimisée. Celle des déchets sera probablement, et c’est souhaitable, révolutionnée. Ce qui compte, c’est d’avoir des objectifs définis de façon claire pour mettre la technologie au service de ces objectifs, et pas l’inverse. Et il faut bien sûr des débats et un contrôle démocratique.
Durant la crise sanitaire, on a vu avec l’application Stop Covid que ces débats ne sont pas simples. Qu’en pensez-vous ?
C’est une très bonne chose que ce débat ait eu lieu. Les citoyens ont suivi par les médias des polémiques sur l’utilisation de leurs données, ils ont aussi beaucoup entendu parler de technologie. Ils savent maintenant que le Bluetooth n’est pas qu’une fonction à activer pour brancher un casque sur leur smartphone, mais aussi un moyen de collecter leurs données. Mais qui leur dit que l’on déploie des capteurs Bluetooth au bord des routes et dans les villes intelligentes ? On est au cœur du sujet.
On a expliqué aux Français qu’ils pouvaient accepter, temporairement, que leurs données soient collectées pour lutter contre le virus. En conscience, des millions l’ont accepté. Mais où et quand peut-on débattre des données collectées pour améliorer la gestion des déchets, pour réduire la pollution automobile, pour gérer les énergies renouvelables ? Ces débats sont indispensables car ils permettent de construire ensuite un cadre de confiance.
Nous avons la chance en Europe d’avoir un RGPD, mais ça ne suffit pas. Il faut des garanties locales
Pour conclure, pouvez-vous nous dire ce que vous entendez par cadre de confiance ?
Les Anglo-Saxons appellent ça un data trust. C’était le cœur des polémiques avec Google à Toronto. Les pouvoirs locaux doivent être transparents et mettre en débat les innovations urbaines de la « smart city » car ces innovations consomment massivement nos données.
Ils doivent aussi apporter des garanties sur les règles d’utilisation de ces données. Nous avons la chance en Europe d’avoir un RGPD, mais ça ne suffit pas. Il faut des garanties locales.
C’est ce que fait Nantes en adoptant une Charte métropolitaine de la donnée ou ce que fait Dijon en annonçant la création d’un comité éthique. Il faut aussi former les citoyens, leur donner les moyens d’exercer leurs droits et avant ça de comprendre simplement comment ces choses fonctionnent.
Et qu’en est-il des élus ou des fonctionnaires territoriaux ?
La question est centrale et il y a urgence. Il faut que les dirigeants territoriaux se forment et disposent d’une vraie culture de la donnée. Sinon, ce sont quelques opérateurs, Gafa ou non d’ailleurs, qui prendront indirectement le contrôle de la gouvernance de certaines fonctions urbaines. On a beaucoup parlé de souveraineté pendant la crise sanitaire, pour les technologies et pour les données. La souveraineté n’est pas qu’un combat entre des États et des puissances mondiales, c’est aussi un enjeu local. La souveraineté publique locale sur l’ensemble des données urbaines est trop souvent un impensé, or c’est un impératif et un préalable à tout projet de ville intelligente. À Toronto, comme chez nous.