Au festival de Nexon que dirige avec un grand professionnalisme Marc Délhiat, directeur du Sirque, pôle national des arts du cirque situé en milieu rural dans le Limousin, j'ai pu voir huit spectacles dans l'ambiance si agréable du parc dans lequel il se déroule. Deux semaines après, quel souvenir me laisse la 25 ème édition de ce festival ?
Dans un spectacle musical et clownesque d'excellente facture de la Cie l'Attraction Céleste Bibeu et Humphrey (alias Servane Guittier et Antoine Manceau), on rit à bon coeur du comique des situations ainsi que des regards et des mimiques , sans parler des onomatopées redondantes (oui mais bon, pff... ). Il n'y a pas d'âge pour rire de bon coeur des maladresses et de l'absurdité qui surgissent, avec une attention jamais démentie auprès de chaque personne composant le public.
Rémi Luchez et Olivier Debelhoir, dans Nichons-là, jouent dans une économie de mots mais non sans un humour décalé...celui de clowns qui auraient oublié leur nez mais dont on aime les regards complices, y compris dans les moments de jeux ou de lutte. Les choses sont en équilibre précaire sur la tête de l'un quand l'autre cherche son équilibre sur une chaise, une échelle ou une pelle... C'est instable, autant pour eux que pour le public qui est souvent pris à partie. Dans ce spectacle épuré, léger mais plus subtil qu'il peut y paraitre au premier abord, transparait une certaine fraicheur, la folie douce que peut avoir la jeunesse et au-delà, une humanité qui émerge des incongruités de la vie. Les deux artistes ont voulu dans ce spectacle se départir de leur discipline de base (le fil souple pour l'un, le vélo acrobatique et la danse pour l'autre) pour inventer autre chose, qui ne tient qu'à un fil entre virtuosité et simplicité.
Il en est de même avec leurs amis de promo (du CNAC) Pierre Déaux (qui a une formation de comédien et funambule) et Mika Kaski (spécialiste d'équilibres sur les mains) dans le Grain, avec qui on partage une heure de burlesque et d'absurdité, au croisement du théâtre, de la pantomime et des portés acrobatiques. Ils se sont donnés comme règles de n'utiliser que des accessoires légers et en partant d'envies et de matières nouvelles qu'ils découvrent, ils tentent des choses qu'ils n'avaient jamais fait jusqu'alors (les portés). Le cirque commence dès qu'on se met en danger, avant même la maitrise d'une technique (les ratés « joués » se mêlent d'ailleurs aux quelques ratés inévitables dus à des portés complexes).
Dans Pour le meilleur et pour le pire, le grand colosse Victor Cathala et la petite Kati Pikkarainen (cirque Aïtal) nous entrainent avec tendresse et virtuosité acrobatique (le main à main) dans leur vie de couple avec ses hauts et ses bas, ses périodes de confiance et de doute, de passion et de crise : ce que vivent tous les artistes dans leur art, en quelque sorte ...
Lionel About et Marie-Anne Michel (Cie Carpe Diem), dans Rivages, créent un rapport d'équilibre et de confiance entre eux (elle ne touche jamais le sol), un rapport qui tient par l'intermédiaire de deux bâtons tenus par lui à bout de bras, et sur lesquels elle évolue. Le mouvement chorégraphié est lent (vraiment très lent au début), décomposé, magnifiquement mis en lumière, sur une musique électronique créée pour l'occasion (parfois trop chargée et superfétatoire du fait de la musicalité interne de la chorégraphie). De l'horizontal, la traversée se poursuivra à la verticale jusqu'à 6 mètres de haut sur un seul bâton tenu par l'homme, et on entre alors dans la prouesse circassienne. Marie-Anne Michel ne s'enferme pas dans la figure des portés déjà vus mais fait ainsi évoluer le mât chinois (traditionnellement ancré au sol par des sangles ou un socle). Le spectacle peut paraître a priori acéré et quelque peu esthétisant, pourtant le public est sous tension et en symbiose avec ces deux-là qui dépendent totalement l'un de l'autre, au risque de s'écrouler avec leurs bâtons. La femme fait au final une glissade vertigineuse sur le mât jusqu'au sol, l'homme lâchant un court instant le mât pour qu'elle passe. Instant de frayeur et de soulagement général !
Julien Candy (La Faux populaire), avec le Cirque Misère , signe un texte inspiré des écrits d'Henri Laborit sur soi, l'autre, le pouvoir, la manipulation... le bel homme non dénué de talent nous présente un spectacle certes auto-glorificateur mais pourquoi pas, d'autres sont bien auto-destructeurs... le rythme est effréné, soutenu par des musiques enjouées et un chanteur lyrique qui nous étonne, notamment quand il chante tout autour de la piste sur sa bicyclette sur laquelle sont juchés deux voltigeurs. Au-delà de belles performances de skate-board, rares sous un chapiteau, on découvre de beaux moments de poésie d'objets (des oiseaux de papier, un cerf- volant au-dessus d'un vélo), ou encore un boléro de Ravel qui s'arrête juste avant le final ; alors le funambule, après s'être avancé sur des vagues de tréteaux mouvants autour de la piste, part en hauteur à l'assaut d'une pyramide de tréteaux.
Dans Bambula, une très belle femme (Julia Christ) arrive en robe de mariée sur une piste jonchée de milliers de feuilles de papier froissé. Elle est heureuse et commence à tournoyer sans cesse, de plus en plus vite, de plus en plus longtemps... Le jour du mariage est aussi un jour de grande solitude pour la femme, d'ailleurs ... tout va basculer : elle, la fête (la bambula), l'environnement. Elle relit une ou deux lettres, se heurte la tête la première dans cet amas de papier (des lettres d'amour, des lettres écrites ?) qu'elle envoie balader avec grand bruit (on se rappelle étant petit avoir tourné jusqu'à en perdre l'équilibre, mais aussi avoir pris plaisir à taper dans les feuilles d'automne pour le bruit produit). On ne voit plus sa tête jusqu'au moment où elle émerge essoufflée et ravagée, débarrassée de sa robe de mariée. Suivront plusieurs moments avec son agrès (une petite table blanche) dans lequel elle s'abrite, autour duquel elle s'enroule et évolue avec grâce, et qui vont évoquer son enfance et ses souvenirs, réels ou imaginaires. Elle finira par créer une mariée remplie de papier et lui souhaitera bon anniversaire avec une bougie allumée (bonjour le risque d'embrasement) avant de reprendre sa vie. Un spectacle où danse et équilibres permettent de refléter avec émotion l'intime de la femme, sa puissance et ses fêlures...
Dans Sinué de feria Musica, à partir du conte "Petit Jules" d'Anne Ducamp, Philippe de Coen met en piste cinq acrobates qui représente l enfant qui grandit, joue, teste, entreprend, risque, passe à un autre jeu, tombe, recommence !.. jusqu'à changer à force de s'être coltiné les obstacles. Accompagné d'une création en live, Feria Musica invente, comme pour in Fudibulum, un nouvel agrès : une "tour" qui symbolise l'arbre, symbole de vie et du grandissement jusqu'à la plus haute branche, et qui deviendra à la fin du spectacle un grandiose bateau volant sur lequel on balance...
Ces représentations de cirque ont en commun de prendre en compte les spectateurs, qui pour certains sont même appelés sans s'y attendre à en être les co-acteurs fugitifs. Les circassiens mêlent plus que jamais dans leurs spectacles les disciplines et les références, cherchent jusqu'où l'on peut se mettre en risque (même si c'est à un mètre du sol). Ils ne sont pas que dans l'exploit mais dans la recherche, et ils contribuent à transformer ou inventer de nouveaux agrès. Le cirque actuel n'est donc plus depuis belle lurette une forme figée, il est vivant et pluriel comme jamais, s'adressant aux adultes autant qu'aux enfants : qu'on se le dise !
François Deschamps