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© Catmando
« La coercition comme mode de management a échoué. C’est la fin d’une longue tradition de non-confiance envers les salariés, dont les marges de manœuvre doivent toujours être contrôlées voire réduites par l’arsenal d’outils que produit l’inventivité des organisations ». Ce n’est pas rien de lire pareil diagnostic sous la plume de François Dupuy, l’un des meilleurs connaisseurs et praticiens du domaine, dans les quatre décennies qui ont vu s’affirmer le management dans les entreprises et les institutions publiques.
Retour aux sources du management
À le lire, lui et les nombreux autres analystes des difficultés que rencontre aujourd’hui l’exercice des fonctions de direction dans les organisations publiques et privées, on a l’impression qu’un changement d’ère se profile. Celle qui s’achèverait maintenant a pourtant connu des débuts prometteurs… à la fin du siècle dernier. L’essor du management représenta alors une réponse féconde à l’obsolescence des méthodes alors en vigueur : tayloristes pour les entreprises et bureaucratiques pour les administrations.
Bien avant qu’il soit question de performance, le « management stratégique » intégrait le défi de l’efficience, tout en l’articulant avec les problématiques propres à l’action publique.
Dans notre univers territorial en particulier, le « management stratégique » fut au cœur de la culture commune de la génération de cadres qui eut à assumer la décentralisation. Invitant à la mobilisation des talents et des énergies que les fonctionnements traditionnels ne prenaient guère en compte, il redonnait à l’humain une place de premier rang. Inspiré par la nécessité de reconstruire une légitimité publique fragilisée par les succès marchands, il remettait en mouvement des administrations que guettait le repli sur elles-mêmes. Bien avant qu’il soit question de performance, il intégrait le défi de l’efficience, tout en l’articulant avec les problématiques propres à l’action publique.
Le management sur la sellette
Que s’est-il passé pour que cette période faste semble aujourd’hui relever de l’histoire ancienne ? Deux grandes évolutions ont conduit aux interrogations actuelles.
L’une est spécifique à la sphère publique : le management y a été, tout particulièrement dans l’univers étatique, cannibalisé par le « New Public Management » : banalisation de la relation de service public par requalification de l’usager en client ; concurrence érigée en nouveau paradigme ; réduction de la performance à ses dimensions quantifiables et financières… Au bout du compte, le management public qui se voulait au service d’une stratégie de cantonnement du marché par le service public se retrouve annexé à une entreprise d’éradication du service public par le marché, qui produit l’incompréhension et le désarroi dans les institutions.
Dans la sphère publique, le management a été, tout particulièrement dans l’univers étatique, cannibalisé par le « New Public Management ».
L’autre est générale, et décrite de manière très convaincante par François Dupuy. Le management, privé comme public, aurait connu selon lui une sorte de retour à la case départ : apparu pour libérer les énergies en desserrant les contraintes tayloriennes et bureaucratiques, il aurait fini, à force de multiplier les dispositifs d’encadrement et les injonctions à se conformer aux attentes des dirigeants, par recréer le même type de problèmes que ceux qu’il prétendait résoudre. Et, loin d’obtenir le surcroît d’engagement des salariés dont entreprises et administrations ont besoin, dans un environnement qui s’est durci, il aurait alimenté démotivation et défiance.
C’est d’un grave échec qu’il s’agit là, dont certains aspects commencent à être bien perçus : la fuite en avant dans la mise sous tension des organisations au nom d’une exigence de performance vidée de sens s’avère insoutenable ; la proclamation de valeurs déconnectées de la réalité du travail et des pratiques est perçue comme insupportable ; la réponse par les réorganisations à jet continu fait figure d’agitation transformatrice aussi stérile que déstabilisante…
Et demain ?
Voilà donc le management en crise, voire en faillite. Et réflexions et propositions fleurissent pour imaginer une issue. Les unes s’inscrivent plutôt dans la continuité, cherchant à redonner une nouvelle vie aux inspirations fondatrices de la démarche managériale. Elles ont en commun d’en appeler au rétablissement de la confiance dans les organisations ; de presser les hauts dirigeants d’être désormais attentifs au travail réel, plutôt qu’à l’idée qu’ils se font de ce qu’il devrait être ; d’être économes d’injonctions, outils de contrôle, démarches de changement ; et, lorsqu’elles sont indispensables, de s’impliquer dans la mise en œuvre plutôt que de laisser « le terrain » aux prises avec les difficultés d’application généralement sous-estimées ; de faire percevoir le sens de ce qui est entrepris, en l’articulant aux réalités vécues plutôt que par la proclamation abstraite de valeurs.
Des expérimentations conduisent, sinon à l’abandon, du moins aux limites de la démarche managériale.
Un autre courant, dont Laurence Malherbe rendait compte dans ces colonnes le mois dernier http://www.lettreducadre.fr/11084, va chercher plus en profondeur les racines du malaise et met en question la séparation, et la hiérarchisation, entre dirigeants et dirigés qui sont au principe même du management. Il se développe à partir de deux postulats :
- c’est la motivation intrinsèque des salariés qu’il faut privilégier : le plaisir du métier bien fait et du service bien rendu ;
- au premier rang des aspirations qu’il importe de reconnaître chez les salariés figure le besoin d’autonomie.
Sur ces bases se multiplient non seulement des réflexions, mais des expérimentations qui conduisent, sinon à l’abandon, du moins aux limites de la démarche managériale : nécessité et bien-fondé des hiérarchies y sont sérieusement remises en cause, au profit de la libération des initiatives et des talents.
Lorsque pareille évolution ne touche qu’une entreprise par-ci par-là, on peut rester sceptique ; lorsqu’elle inspire la transformation complète d’une administration comme le ministère de la Sécurité sociale en Belgique, on se dit que quelque chose d’important est en route. S’il s’avérait que ces pionniers font école, alors les autogestionnaires d’il y a quarante ans n’auraient eu qu’un tort : celui d’avoir eu raison trop tôt.
LE DÉBAT
Le management…
… en faillite
• Désemparés par des troupes « démotivées », les dirigeants n’ont trouvé d’autre solution que de manier la coercition ou l’injonction. Deux méthodes vouées à l’échec. F. Dupuy
• Le désir du travail bien fait, avec d’autres et pour d’autres, est remplacé par l’exigence de satisfaire à un objectif abstrait et chiffré… Le travail devient alors une contrainte pénible. E. Faÿ
• Dans tous les domaines d’activité, la « culture du résultat », l’exhortation permanente à faire la preuve de sa performance, ça fait des victimes, au sens figuré comme au sens propre. I. Bruno
• « D’abord, virez tous les managers » ! G. Hamel
… en mutation
• Certaines entreprises prennent conscience de l’impasse : elles essaient d’« ouvrir le jeu » en introduisant plus de confiance au sein des relations de travail. F. Dupuy
• Un management moderne, au lieu de multiplier les directives qui atrophient les marges de manœuvre des responsables de tout niveau, devrait chercher à bénéficier au maximum de leurs capacités d’écoute, de jugement et d’innovation. Y. Cannac
• L’enjeu est aujourd’hui de contribuer à la clarification du sens par des processus de décisions respectueux des principes éthiques, en replaçant la performance au service du bien commun. A. Bartoli