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Article publié le 5 juin 2018
Le nudge, c’est le « coup de pouce » que chacun peut faire sans même s’en rendre compte.
Exemple : au Danemark en 2011, des étudiants de l’université de Roskilde ont mené une expérience dans la rue. Ils ont distribué 1 000 bonbons dans une zone piétonne, puis ont compté le nombre de papiers d’emballage qui se retrouvaient au sol. L’expérience a été renouvelée une seconde fois, mais après avoir peint sur le sol des traces de pas colorées menant jusqu’aux poubelles. Ce coup-ci, ils ont compté 46 % de déchets en moins… À la suite de cette expérience, la ville de Copenhague a installé des traces de pas dans une grande partie de la ville.
« Méthode douce »
Le terme « nudge » ou « nudging » est popularisé en 2008 par l’ouvrage de Cass Sunstein, professeur de droit à Harvard, et Richard Thaler, économiste à la Chicago University : « Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision » ((Paru aux éditions Vuibert, mars 2010, 25 euros.)). Pour les auteurs, « l’homo economicus décrit par les manuels d’économie ne possède ni le cerveau d’Einstein, ni les capacités de mémorisation du Big Blue d’IBM, ni la volonté de Gandhi ».
Tirer sur les ficelles des émotions donne de meilleurs résultats que de faire appel à la raison
À partir de ce constat, ils estiment alors que la meilleure manière de pousser les gens à changer de comportement est d’employer des méthodes qui font appel aux émotions ou au jeu, plutôt que d’employer des contraintes et des sanctions.
Les expériences menées l’ont prouvé : tirer sur les ficelles des émotions donne de meilleurs résultats que de faire appel à la raison. Jana Diels, économiste à ConPolicy, institut spécialisé dans les pratiques des consommateurs à Berlin, mène des études sur le nudge et constate que savoir rationnellement ce qu’il faut faire ne suffit souvent pas à le faire. Car « un être humain n’est pas une machine : nous sommes influencés par nos émotions et nos pulsions », explique-t-elle.
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Partant de ce constat, le nudge cherche à obtenir des résultats sans que l’utilisateur soit véritablement conscient de l’effort qu’il vient de fournir. La méthode est qualifiée par les fondateurs du principe de « paternalisme libertarien ».
Comparaison sociale
Un paternalisme qui peut mener à mieux partager l’espace public, par exemple, lorsque des habitudes nocives sont ancrées de longue date. À Chicago, de nombreux accidents de la route étaient répertoriés sur une voie longeant le lac Michigan. En 2006, des bandes blanches ont été dessinées en travers de la route, plus proches les unes des autres à mesure que l’on approche du virage. À vitesse équivalente, la succession de bandes s’accélère et donne une impression de vitesse excessive : le conducteur a tendance à lever le pied spontanément. Depuis l’installation des bandes, les accidents ont diminué de 36 %.
Partant du principe que l’on apprécie rarement d’être
le mauvais élève, la ville a insufflé une dynamique collective
Mais le nudge ne s’applique pas uniquement à l’urbanisme, il peut aussi s’immiscer dans la vie des habitants. En Californie, la ville de La Verne a mené une expérience sur les habitants de 120 maisons. Chaque foyer recevait un courrier indiquant le nombre de voisins qui pratiquaient le recyclage. Partant du principe que l’on apprécie rarement d’être le mauvais élève, la ville a insufflé une dynamique collective. 19 % d’efforts supplémentaires ont été notés à la suite de cette action.
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Aux États-Unis toujours, le fournisseur d’énergie O-Power a développé une facturation inédite : chaque client reçoit une facture où apparaît sa propre consommation, mais aussi la consommation moyenne du quartier dans lequel il habite. Au bout de quelques mois, une petite économie, allant de 1 à 3,5 % selon les quartiers, a été notée. En Australie, le système est encore plus poussé : chaque client découvre non seulement sa consommation, mais aussi, nominativement, celle de ses voisins directs ! Cette tactique, nommée « comparaison sociale », est de plus en plus répandue. Elle est censée motiver les gens à se comporter en conséquence.
Les choix et les non-choix
Le nudging se cache partout : dans les factures de consommation, dans les aménagements urbains, en entreprise, dans les toilettes (la fameuse mouche collée dans les toilettes des hommes pour qu’ils visent juste)… il peut même s’immiscer dans nos non-choix. Car certaines collectivités ont bien intégré que la tendance naturelle d’un être humain est d’être paresseux.
Dans le Bade-Wurtemberg (Allemagne), deux communes attribuent par défaut un fournisseur d’énergie aux habitants. Ainsi, elles ont choisi un fournisseur en énergie verte. Chaque habitant est libre, s’il le souhaite, de changer de prestataire. Mais dans les faits, 99 % de la population reste fidèle au fournisseur proposé, car la démarche demande un effort.
Certaines collectivités ont bien intégré que la tendance naturelle d’un être humain est d’être paresseux
Cet exemple, positif puisqu’il assure une consommation électrique « propre » aux deux communes, pose toutefois la question des limites du nudging. À partir de quel stade entre-t-on dans de la manipulation ? Quelles questions éthiques posent le nudging ? Cela permet-il une prise de conscience effective des participants à l’effort commun, lorsqu’il s’agit par exemple de tendre vers une ville durable et inclusive ?
À ce titre, il semble important de s’interroger sur la part, l’implication donnée à la personne « nudgée », pour qu’elle prenne conscience de l’orientation donnée à son comportement. Car le développement du regard critique et des conséquences de chacun de nos actes reste à tout point de vue primordial si l’on souhaite obtenir des changements en profondeur.
Guy Standing, le pourfendeur du nudge
L’économiste britannique a signé des papiers au vitriol contre cette technique, notamment dans son best-seller sur le précariat ((« Le précariat, les dangers d’une nouvelle classe », éditions de l’Opportun, 22 euros.)). Il soulève la question du bien-fondé d’actions telles que la récompense lorsque des familles précaires suivent les recommandations concernant le suivi médical ou scolaire de leurs enfants. Dans une note parue dans le Journal of poverty and social justice, il précise : « La conditionnalité est une intrusion dans les libertés, cela prive les personnes d’une part de leur sens de leurs propres responsabilités. Qui est responsable si une action réalisée à la suite d’une condition imposée tourne mal ? Si vous utilisez la carotte et le bâton pour orienter les personnes dans le sens que les bureaucrates jugent le meilleur pour eux, au final, vous risquez d’infantiliser les soi-disant « clients ». Leur autonomie est perdue. Si les personnes pauvres n’envoient pas leurs enfants à l’école ou ne les emmènent pas à la clinique, les politiques devraient essayer d’en comprendre les raisons, que cela soit leur ignorance, le coût ou le manque d’accessibilité de certains services. Étudier les raisons qui conduisent des personnes à ne pas faire quelque chose de supposément bon pour eux devrait être la priorité. »