« Le vivre-ensemble : une question de survie »

Séverine Cattiaux

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Les citoyens ont perdu le goût des autres, du vivre-ensemble. Jean-Louis Sanchez s’appuie sur 25 ans d’études de l’Odas pour l’affirmer. C’est grave, car lorsque les liens sociaux s’amenuisent, ce sont la liberté et l’égalité qui se fissurent. Le Pacte républicain est menacé. À moins de réveiller le citoyen bénévole qui sommeille en nous. Mais le miracle ne se fera pas sans une volonté forte des maires et des collectivités locales, et la diffusion des bonnes pratiques qui existent ici et là.
Comment « les solidarités naturelles » ont-elles disparu au profit des « solidarités de droit » ? Les secondes ne peuvent pourtant se passer des premières… Je dirais que le développement de droit est essentiel, car il a contribué à stabiliser notre société, mais il aurait dû s’accompagner d’un rappel constant des devoirs, comme condition de ces droits, et cela n’a pas été fait. L’école qui était une école normalement d’éducation au civisme, est devenue simplement une école de transmission de savoirs. On n’encourage nulle part le vrai bénévolat. Car en France, on dit que l’on a beaucoup de bénévolat, mais c’est un bénévolat principalement de consommation… Le vrai bénévolat, c’est le sentiment d’avoir quelque chose à apporter aux autres, en plus de payer l’impôt et d’être un électeur disponible… La vraie citoyenneté s’inscrit dans des démarches quotidiennes de solidarité envers son voisinage, notamment. Tout habitant devrait être acteur de solidarité au quotidien, tout retraité devrait être un acteur éducatif. À partir de là, effectivement, la liberté et l’égalité sont possibles, ainsi que le développement d’une solidarité juridique avec des droits comme le RMI, le RSA, la CMU, l’APA, quand tout le monde a le sentiment que le vivre-ensemble est une priorité. Si vous n’avez pas ce sentiment-là, et bien, même les droits s’effondrent.Vous affirmez même que le vivre-ensemble serait un préalable à la survie de la planète… Oui, fondamentalement. Dans le développement durable, il y a trois volets, l’environnement, l’économique, et l’humain. Nous pensons que l’humain conditionne les deux autres, on ne s’attachera à vaincre les défis environnementaux que si on est vraiment convaincus de l’intérêt de vivre ensemble. Si on n’est pas convaincus de cet intérêt, on ne se battra jamais pour protéger l’environnement… Ce qui m’inquiète profondément, c’est qu’aujourd’hui j’ai l’impression que les adultes n’ont plus la sensibilité qu’ils devraient avoir sur l’héritage qu’ils laissent à leurs enfants. Cet héritage est extrêmement inquiétant : nous devrions être beaucoup plus mobilisés et nous ne le sommes pas. Cela prouve bien que l’individualisme est en train de gangrener même les liens familiaux, et donc la grande question pour l’avenir est de remettre toute notre énergie pour redévelopper la confiance entre nous, envers les futures générations, parce que cela conditionne tout le reste sur le terrain écologique et économique…
 « Oui, les bénévoles apportent une dimension complémentaire au service rendu par les professionnels. »
L’école devrait être, selon vous, un laboratoire de l’engagement, un lieu intergénérationnel. Que faudrait-il pour que ce soit le cas ? L’école devrait fonctionner sur la base d’un triangle entre l’Éducation nationale, le maire et le département. L’Éducation nationale pour apporter un savoir commun, le maire pour apporter, grâce à la présence de retraités et des associations dans l’école, l’éducation au civisme, l’éducation au respect des autres, la connaissance des métiers, des quartiers. Tel est l’apport décisif du maire. Et le troisième concours, c’est le département, qui en mettant des travailleurs sociaux dans les écoles, y apporterait un complément d’énergie et de force. L’école du futur serait l’école qui serait effectivement largement soutenue par les trois collectivités publiques… L’école est déjà nettement influencée par l’action municipale, elle pourrait l’être davantage. Servons-nous de l’aménagement des rythmes scolaires pour mettre, dans chaque école, des retraités aux côtés des enseignants, afin d’aider les enfants à comprendre le monde ! Les maires sont les mieux placés pour développer ces initiatives.Les élections municipales viennent de se terminer. Qu’avez-vous envie de dire aux nouveaux maires ? J’ai envie de leur dire qu’ils sont responsables de la fraternité, car si la liberté et l’égalité sont l’affaire de l’État, c’est le local qui peut tisser des liens et des repères, c’est quotidiennement que cela se fait. C’est vraiment à partir des maires qu’on peut reconstruire la confiance dans les autres et puis surtout que l’on peut faire comprendre à tout le monde que, finalement, redévelopper des relations d’entraide, d’écoute et de respect, ce n’est pas une dynamique de gentillesse, de générosité, mais de survie… J’ai aussi envie de leur dire : vous n’avez pas trop d’argent pour faire des investissements, vous n’avez pas trop d’argent pour faire n’importe quoi, foncez en direction des liens sociaux, parce qu’il y a un tel désordre dans ce pays que tout va aller très mal. Comme le pense aussi Jacques Attali, le XXIe siècle sera le siècle de la fraternité… Les dernières enquêtes de l’Odas vont dans ce sens. En 2013 les élus étaient davantage attachés à la question du lien social, qu’à la question de la sécurité, par rapport aux enquêtes précédentes. Et d’autre part, ils déclaraient dans cette enquête « vouloir mettre du lien social au cœur de toutes les politiques municipales ».Citez-nous deux actions citoyennes pour les maires en manque d’inspiration… Les journées citoyennes d’Alsace : elles se tiennent dans 29 communes. Les maires invitent, une journée par an, tous leurs habitants à se mobiliser – toutes générations, religions confondues – pour aider à la rénovation des équipements, espaces verts, etc. Autre action remarquable : celle de l’association L’Outil en main, où des artisans seniors transmettent aux jeunes la beauté de leur métier… L’objectif est de passer de toutes ces actions sympathiques à de véritables vagues qui développent la confiance en notre pays.
 « À côté des 250 000 enfants protégés par l’ASE, il faudrait 250 000 tiers référents bénévoles et volontaires. »
Selon vous, les services publics ne devraient pas se priver de bénévoles… Oui, les bénévoles apportent une dimension complémentaire, au service rendu par les professionnels. C’est complètement vrai dans les maisons de retraite, mais cela pourrait être partout où il y a un contact important avec les populations. Parce que les professionnels n’ont pas toujours le temps de l’écoute et de l’accompagnement et que l’on devrait multiplier les occasions de réunir les professionnels et les bénévoles. On avance aussi parfois l’idée que le bénévolat nuit à l’emploi. Or c’est faux ! Chaque fois que l’on a mis des bénévoles dans les activités, on a développé de l’emploi. Car cela crée de l’attractivité, et à un moment, il faut bien créer de nouveaux emplois… Encore une fois, le maire peut donner l’impulsion. Toutes les idées de mobilisation des retraités dépendent des maires à travers les différentes politiques qu’ils animent. À l’Odas, nous avons un mot d’ordre, qui est de dire : il y a 250 000 enfants protégés en France. À côté de ces 250 000 enfants protégés, par les services de l’Aide sociale à l’enfance du département, nous pensons qu’il faudrait qu’il y ait 250 000 tiers référents bénévoles et volontaires.Il faudrait aussi en finir avec la politique de la ville… expliquez-nous ? La politique de la ville telle qu’elle fonctionne, est un échec. Ce n’est pas normal que l’on ait, après des années et des années d’action de cette politique, une ghettoïsation croissante d’une multitude de territoires dans notre pays. En fait, c’est une absurdité qu’il y ait une politique de la ville, car la politique de la ville devrait être dans toutes les politiques. En faisant une politique de la ville, on a immédiatement une ségrégation de quartiers. Ce qu’il faut, c’est en revanche que toutes les politiques visent à intégrer les quartiers en difficultés. En somme, la politique de la ville est une priorité telle qu’elle ne peut pas être déléguée à un ministère seulement. C’est au Premier ministre d’être le responsable de la réintroduction de ces quartiers en déshérence dans la République. Sur le plan municipal, il est clair que là aussi, il ne faut pas une délégation, mais il faut que le maire soit directement chargé de la politique de la ville, car l’objectif c’est de mettre fin à la ségrégation des quartiers, faire que ces quartiers soient des quartiers comme les autres.
 « Il n’est pas normal que l’on ait, après des années de politique de la ville, une ghettoïsation croissante d’une multitude de territoires. »

Pourquoi est il nécessaire de diversifier les modes de recrutement des cadres dans les collectivités locales ?

Je pense qu’il faut diversifier l’encadrement supérieur des administrations territoriales, afin qu’il soit davantage au diapason avec la société, d’où l’exigence de recruter par exemple des professionnels issus du mouvement associatif. Ce serait une très bonne chose pour donner une nouvelle dimension à l’action publique locale… Ce qu’il faut aussi, c’est avoir une administration locale très ancrée sur le territoire. La mobilité dessert la possibilité de faire du développement social, c’est pourquoi il faut multiplier le recrutement local pour pouvoir avoir des gens qui durent… « Favoriser le bénévolat, mais rester vigilant » Avec deux fois plus de personnes âgées que la moyenne nationale, nous sommes un peu un laboratoire, préfigurant la France de 2030. Nous sommes par nécessité obligés d’innover face à des problématiques de mobilité, de repli, d’isolement des personnes âgées. S’agissant du « vivre-ensemble », nous sommes « territoire témoin » dans l’opération Monalisa, de lutte contre l’isolement des personnes âgées. Il s’agit d’amplifier les actions bénévoles auprès des personnes à domicile, par exemple, visites de courtoisie dans le sud du département (via le contrat local de santé) ou, sur Felletin, mise en place d’un réseau services seniors, à l’initiative du CCAS, pour faire participer les personnes âgées à la vie locale. L’intergénérationnel est développé avec le Café des âges porté par l’Ireps (instance régionale d’éducation et de promotion de la santé), très implantée en Creuse. Quelques établissements médico-sociaux font des choses intéressantes, à Fursac : des jardins partagés avec les personnes âgées, les enfants de la commune, et une association du patois local. L’une des caractéristiques du social est d’être relativement ouvert, même si nous sommes bien sûr tenus par la réglementation. L’exercice est cependant très compliqué : il s’agit d’encourager la spontanéité du bénévolat, la générosité, tout en gardant une vigilance… Il est nécessaire d’encadrer le bénévolat, de lui donner des repères, pour protéger les bénéficiaires, ainsi que les bénévoles contre eux-mêmes, face à des situations parfois très difficiles. Enfin, le département a aussi fort à faire pour préserver l’aspect « technique » du lien social… Cela veut dire veiller à l’équité du traitement en termes de service à domicile. Sept entreprises, associations de services d’aide à domicile se répartissent le territoire, et nous sommes vigilants qu’il n’y en ait pas une qui soit davantage focalisée sur le centre-ville (moins de déplacements), ce qui mettrait en péril l’activité économique des autres… Le département arrive aussi en renfort en proposant un pack domotique (financé avec la région et l’Europe) et une téléassistance renforcée (qui prend des nouvelles des personnes, etc.) reliant 1 800 personnes à domicile aujourd’hui. Éric Morival, directeur général adjoint, pôle Jeunesse et Solidarités, conseil général de la Creuse

« La politique de la ville ne se réduit pas au vivre-ensemble » Je ne suis pas d’accord avec l’idée de Jean-Louis Sanchez­ qui serait de réduire la question la politique de la ville à « du vivre-ensemble à l’échelle du territoire ». Ce serait nier un fait urbain particulier : il y a des quartiers populaires où des gens vivent des inégalités sociales et raciales, qui se combinent parfois, et qui sont particulièrement prégnantes. Pour moi, la politique de la ville consiste à lutter contre les inégalités d’accès en agissant sur l’offre d’emploi, d’éducation, le logement, la santé, les déplacements, une lutte qui passe par une mobilisation forte des politiques publiques sur les quartiers populaires. « Cela ne fonctionne pas » semble dire Jean-Louis Sanchez. Je suis assez d’accord avec lui, mais pas parce que la politique de la ville serait une mauvaise idée. Plutôt parce que tous les efforts ne sont pas menés jusqu’au bout. Il n’y a pas encore le même niveau de services de base au sein des quartiers qu’ailleurs (police, éducation, emploi, services municipaux, commerces). Si j’en crois mon expérience, ce n’est pas un problème primordial de « vivre-ensemble » qui ressort des quartiers populaires, mais d’accès aux services et aux droits… Par rapport aux projets et aux solidarités vécus dans les quartiers, je constate qu’il y en a beaucoup, notamment dans la solidarité familiale (les familles s’occupent des personnes âgées), dans l’accompagnement à l’école (il y a énormément de dépannages)… À savoir, ensuite, si elle est subie ou choisie ? En dehors de la question des quartiers populaires, Jean-Louis Sanchez plaide pour une action sociale rénovée qui concerne tous les précaires, et pas seulement ceux des quartiers. Sur l’aspect rénové, je le rejoins… Il me semble que le travail social fonctionne trop par dispositifs et prestations. On a perdu le sens d’un accompagnement social des habitants, avec une approche plus généraliste et dynamique. Si pour l’auteur de « La Promesse de l’autre », les fonctionnaires doivent être militants, je crois plutôt que c’est une question de cadre d’emplois et de missions claires confiées aux fonctionnaires par les élus pour rendre effectif le principe d’égalité du service public. Bénédicte Augagneur, directrice de la démocratie, du développement et de la vie des quartiers à Villeurbanne

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