Jacques Donzelot, historien et sociologue
© Jean-Paul Guilloteau/Express-REA
En 2012, vous avez publié un ouvrage intitulé « À quoi sert la rénovation urbaine ? » Le titre sous-entend déjà une réponse ?
Ce n'est pourtant pas à proprement parler ironique. Il s'impose à un moment donné de vérifier si une politique constitue un échec par rapport aux objectifs affichés. C'est tout simplement être pragmatique, ne pas prendre des déclarations d'intention ambitieuses pour des résultats garantis. S'agissant d'une politique, un certain nombre de questions se posent toujours. Il faut notamment considérer que l'impact d'une action n'est pas appréciable par rapport à ses seules intentions déclarées. Les effets produits sont importants. Le comment ça marche est intéressant aussi. Même les rapports officiels, comme celui du Comité d'évaluation et de suivi de l'ANRU, ou celui de l'ONZUS, montrent que la rénovation urbaine n'a pas vraiment produit ce qui en était escompté, cette fameuse mixité sociale qui devait permettre une déconcentration de la population immigrée. Comme le dit Renaud Epstein, les résultats sont, à cet égard, aussi faibles que les réalisations ont pu être spectaculaires et donner à croire qu'enfin, on « traitait vraiment le problème à la racine ». On ne peut pas dire que ces opérations ont été l'occasion d'une dispersion efficace de la pauvreté que la diversification de l'habitat social permise par le jeu des démolitions/reconstructions, par le redéploiement d'une offre avantageuse d'accession à la propriété, ni que cela ait amené une part conséquente des membres des classes moyennes à venir vivre dans ces cités rénovées. Encore moins que l'on puisse y constater une réelle avancée dans le traitement de l'insécurité, de l'échec scolaire et du chômage. On voulait que le renouvellement urbain agisse sur le fond des problèmes et réduise l'écart des quartiers par rapport à la moyenne des villes. Dix ans après, force est de constater que cet écart n'a pas été réduit. Ce qui meurt, c'est bien cette idée que le geste architectural avait un caractère « démiurgique », qu'il comportait en lui-même la faculté de changer la ville, de résoudre les problèmes sociaux qui se manifestaient dans celle-ci.
À quoi attribuez-vous ce semi-échec ? À la question des moyens ?
Les moyens mis en œuvre depuis la loi Borloo de 2004 et auparavant, quoique dans une moindre mesure par la loi SRU, étaient considérables. Jean-Louis Borloo lui-même a parlé du « chantier du siècle ». Ce n'est donc pas une question de moyens au sens financier du terme. S'il y a eu problème, ce n'est pas par un déficit de moyens, mais par un excès de suffisance : l'équipe de l'ANRU a certainement péché par orgueil. Il y a une raison historique à cela sans doute : dans l'histoire de la politique de la ville, les architectes/urbanistes avaient comme une revanche à prendre. Sous l'appellation de Banlieues 89 et sous l'égide de Roland Castro, ce groupe de professionnels de l'urbain avait proposé un traitement de la question des banlieues par le physique, par une démarche qui leur aurait conféré le rôle essentiel de normaliser lesdites banlieues, d'en faire des espaces urbains comme les autres. Ce que leurs prédécesseurs avaient fait, sous l'égide de Le Corbusier, et qui avait produit à terme des résultats aussi détestables, eux-mêmes allaient le transformer et en magnifier les résultats. Au lieu de quoi, la politique de la ville avait préféré mettre l'accent sur la vie sociale et les services. Du moins jusqu'à la fin des années quatre-vingt quand s'opère un basculement stratégique, une préférence de plus en plus déclarée pour le traitement de l'urbain sur celui du social, la croyance que l'on atteindrait l'un par l'autre et non pas l'inverse comme durant la première période. Il y a eu alors une ivresse et une suffisance assez rares. La modestie n'est venue qu'au fur et à mesure. Démolir est relativement facile et toujours spectaculaire. Mais quand on veut offrir un autre logement et que l'on doit tenir compte tant du désir des délogés que des contraintes du foncier disponible, on s'aperçoit que la magie disparaît et que l'on ne fait que déplacer un peu les gens, permettre de partir à ceux qui allaient le faire, ne faire venir que bien peu de gens étrangers aux quartiers en question, plutôt promouvoir sur place une partie de ceux qui y étaient déjà. L'effet sur la composition sociale du quartier n'est pas bien considérable.
La rénovation urbaine n’a pas produit cette fameuse mixité sociale qui devait permettre une déconcentration de la population immigrée
La rénovation urbaine n'a-t-elle servi à rien ?
Fort heureusement, elle a permis de lever en partie cet obstacle considérable qu'était la conformation physique de ces quartiers dans une ville aujourd'hui devenue la ville des flux. Ces grands ensembles ont été bâtis à l'époque à distance convenable des manufactures et des centres-villes, de façon à permettre une séparation des fonctions. Ils visaient à soustraire les habitants à l'influence néfaste de la ville, aux tentations du dehors, du bistrot, de la rue, du trottoir, et cela afin de faciliter la vie familiale dans des logements hygiéniques et confortables. Il s'agissait de valoriser la vie privée contre les dangers du dehors...
C'est le symbole des immeubles construits sur des gigantesques dalles, qui les séparaient des flux, qui réduisaient ceux-ci à une simple fonction parmi d'autres, entre les autres, mais où les lieux, avec chacun leurs fonctions respectives restaient bien séparés. Il y avait l'espace du travail, celui des commerces et des loisirs, celui de l'habitat et enfin, celui des transports. Cette prévalence des lieux sur les flux s'est renversée durant les trente dernières années. Aujourd'hui, il faut être connecté sur la ville. La valeur d'un lieu est devenue fonction de sa connectivité, de sa faculté à brancher aisément ceux qui y habitent sur une multiplicité de flux conduisant vers des ailleurs plus ou moins lointains. D'où la fortune du tramway associé partout à la rénovation, symbolisant ainsi cette primauté nouvelle des flux sur les lieux. Ce que fait la rénovation urbaine ne vaut que dans la mesure où elle participe de cette mutation de la ville, de ce passage de l'urbanisme fonctionnel devenu caduque avec la disparition du modèle industriel des Trente glorieuses qui exigeait une docilité, une stabilisation du salarié. À présent, le salarié doit se montrer mobile, disponible pour des trajets très variables. Le confinement dans un espace anti-urbain comme l'était le grand ensemble devient une source de surexposition au chômage.
La rénovation aurait « permis de faire pénétrer la ville dans le quartier mais il reste à faire en sorte que ses habitants puissent pénétrer la ville », écrivez-vous.
C'est flagrant : quand on se promène dans des quartiers rénovés, on arrive avec une station de tram, parfois à côté d'une superbe salle musicale. On apprend que cet espace sert surtout pour les jeunes de la ville qui peuvent s'y rendre grâce au tram mais que la vie du quartier ne change, elle, pas beaucoup. Les gens, pour se servir des trajets proposés, doivent se sentir « normaux ». Or, les barrages sociaux restent considérables. Dans les quartiers rénovés, les jeunes ne se représentent pas une vie à l'université. Il n'y a pas de voie sociale correspondant à cette ouverture physique. Le mode de vie change peu, tout reste à faire. L'ouverture sociale doit donner confiance aux gens, leur permettre de « bouger ». Tout va se jouer sur la qualité des collèges. Les nouveaux habitants des quartiers risquent de s'en aller si les collèges gardent cette mauvaise réputation. L'évolution des collèges est un enjeu énorme que ne sont pas prêts à engager les auteurs de la réforme et les personnels enseignants qui n'y restent pas forcément. Il faut donner aux habitants de vraies raisons de rester dans ces quartiers, sans sous-estimer l'importance des barrages sociaux.
Quelle leçon retenir de la rénovation urbaine ?
Cette leçon, c'est qu'on avait sous-estimé l'importance des liens entre habitants, en pensant que la modification physique de ces quartiers allait aisément produire une modification de leur composition sociale. On avait à l'inverse surestimé ce que les sociologues appellent les liens faibles, comme la capacité de l'école à tramer des liens avec le dehors. On a révélé un besoin de solidarité des gens entre eux qui préfèrent rester entre eux, en proximité. Il vaut mieux prendre appui sur ces liens, trouver le moyen de tramer des passages sociaux avec le « dehors ». Il faut concevoir la rénovation urbaine et sociale en appui sur les composantes des populations et sur des représentants d'institutions porteurs de valeurs qui se retrouveraient dans les mêmes conseils d'administration.