Les territoires urbains ont-ils besoin de nouvelles institutions ?

Roger Morin
Les territoires urbains ont-ils besoin de nouvelles institutions ?

Vue aÈrienne d'Aurillac

© B. Piccoli - Fotolia

Le constat est unanime : l’écart s’est creusé entre territoires vécus et territoires institutionnels. Dans les territoires urbains, il n’y a plus de correspondance entre « l’espace urbain effectif », les aires urbaines délimitées par les trajets domicile-travail, et « la ville gouvernée » qui est partout fragmentée, avec une agglomération centrale et, autour d’elle des communautés juxtaposées.

Publié le 31 octobre 2013

Les territoires urbains d’aujourd’hui ne sont gouvernés que « par morceaux », et des phénomènes pourtant chargés de lourds enjeux, comme la périurbanisation anarchique qui sévit partout, restent sans réponse. La controverse commence tout de suite après ce diagnostic. À la question posée ici, les uns répondent par l’affirmative et défendent réforme après réforme la rénovation du paysage territorial ; d’autres soutiennent au contraire que le  « grand soir » institutionnel n’est ni plausible, ni même souhaitable.

Gouverner les territoire urbains

L’objectif implicite des chantiers de réforme territoriale, qui occupent quasiment en permanence l’agenda politique, est bien de doter les territoires urbains d’institutions capables de les gouverner à la « bonne échelle ». Il s’agit en fait de rattraper la réalité urbaine échappée des cadres anciens, par une translation en deux temps.

Le premier est le plus élaboré : il consiste, sans trop l’afficher, à ériger l’agglomération en collectivité territoriale de plein exercice, absorbant la commune comme sous-ensemble.
Dans un second temps, la coopération intercommunale remonterait à son tour d’un échelon : elle associerait des communautés devenues « communes du XXVIe siècle » (Rapport Balladur) et leur permettrait de traiter enfin ensemble les nouveaux enjeux qui se posent à l’échelle de l’aire urbaine. Ainsi se profile, dans l’implicite d’un discours réformateur qui hésite à afficher son dessein, le « bon gouvernement » dont les territoires urbains d’aujourd’hui ont besoin.

Les évolutions vers une intercommunalité urbaine intégrée sont plus que laborieuses, comme en témoignent les difficultés à doter les communautés d’un système électoral à la hauteur de leurs responsabilités.

Le plan paraît bel et bon, à ceci près que d’enlisements en renoncements, il ne progresse guère. Les évolutions vers une intercommunalité urbaine intégrée sont plus que laborieuses, comme en témoignent les difficultés à doter les communautés d’un système électoral à la hauteur de leurs responsabilités, à leur confier la responsabilité du PLU ou à leur permettre de mettre en commun toutes leurs ressources.
De même, les avancées vers des coopérations significatives à l’échelle des aires urbaines sont bien timides, même si certains SCOT et l’accueil fait aux « pôles métropolitains » sont parfois prometteurs.

LE DÉBAT - Pour l'interterritorialité parce que :
• Lorsque chaque individu pratique la multi-appartenance territoriale et que les liens entre territoires deviennent plus importants que les territoires eux-mêmes, peut-on encore espérer identifier le niveau à même d’appréhender globalement les réalités territoriales ?
• Il faut faire le deuil du fétichisme institutionnel qui aiguise en permanence les appétits réformateurs ; il n’existe pas de bon système institutionnel répondant à l’ensemble des problèmes posés par le gouvernement local.
• Seule la pratique interterritoriale, consistant à laisser les collectivités et les acteurs locaux produire les agencements pertinents face à l’extrême diversité des questions que soulève le local, permet de conférer sa pleine efficacité à l’action publique territoriale.

D’un chantier à l’autre, les réformateurs à la peine

En résumé, les réformateurs semblent avoir un train de retard sur les mutations de la ville réellement existantes : ils en sont encore à organiser, à grand-peine, la remontée de responsabilités du communal au communautaire, alors que les grands enjeux sont d’ores et déjà au niveau au-dessus : celui des aires urbaines et de leurs couronnes éloignées.

Les réformateurs semblent avoir un train de retard sur les mutations de la ville réellement existantes.

Faire son deuil de l’introuvable « bon gouvernement urbain » ? Si l’entreprise réformatrice est à ce point en difficulté, c’est peut-être que la question à laquelle elle essaie de répondre est sans solution. C’est la thèse des tenants de l’interterritorialité, qui défendent depuis maintenant une dizaine d’années une tout autre approche, autour de trois idées fortes :

• L’explosion des mobilités et la généralisation de la multi-appartenance ont bouleversé la géographie de l’action publique. Aucun aspect important de la vie collective ne se laisse désormais appréhender dans un cadre unique : « tous les problèmes relèvent de tous les niveaux » (P. Veltz), et la recherche de la fameuse échelle pertinente est vaine. Ce qui se passe entre territoires est plus important que ce qu’ils maîtrisent dans leur périmètre propre. Inutile aussi de continuer d’en appeler à la simplification : la complexité est définitive car elle procède des nouveaux modes de vie davantage que de choix d’organisation.

L’explosion des mobilités et la généralisation de la multi-appartenance ont bouleversé la géographie de l’action publique.


• La remise en bon ordre du paysage territorial par l’avènement de gouvernements métropolitains à l’échelle des aires urbaines est une chimère. Les nouvelles réalités urbaines ne peuvent s’accommoder de la concentration à un seul niveau des attributs de la souveraineté locale : autorités élues au SU direct, maîtrise de la fiscalité, compétences décisionnelles exclusives. Toute tentative en ce sens ne peut que poser des problèmes insolubles d’éloignement du terrain, de lourdeur bureaucratique et de surcoûts.

• Il faut donc faire son deuil d’un grand soir institutionnel qui n’est ni possible, ni souhaitable, et développer une autre culture de l’action publique qui repose sur les bonnes pratiques plutôt que sur le « mécano » institutionnel. C’est aux acteurs locaux de trouver entre eux, sujet par sujet, les agencements pertinents. Il n’y a pour ce faire aucun cadre omni-pertinent : à chaque question sa géographie, son jeu d’acteurs, son support juridique qui sera souvent « ad hoc » : syndicat mixte, SPL, mutualisation conventionnelle…

LE DÉBAT - Contre l'interterritorialité parce que :
• On peut indéfiniment vivre sur des échafaudages branlants et sur des porte-à-faux empilés les uns sur les autres. Mais cela finit par coûter cher en qualité de la vie économique, sociale et politique.
• Si on maintient des séparations non pertinentes (par exemple en coupant les aires urbaines en différents fragments), on empêche les habitants concernés de parler justice à propos de leur espace de vie.
• La coordination des politiques publiques reste possible, au moyen de savants bricolages incompréhensibles pour les non-initiés. Mais les citoyens ne disposent pas de cadre leur permettant d’évaluer ou de sanctionner les projets à l’échelle convenable : aucun lieu, par exemple, pour discuter des modèles d’urbanité, des choix de mobilité à l’échelle des métropoles.

Interterritorialité, gouvernance… quid de la démocratie ?

Ainsi modélisée, l’interterritorialité semble avoir la force de l’évidence, tant elle se nourrit des réalités quotidiennes de la vie des territoires. Elle soulève pourtant de fortes objections, qui méritent examen avant de considérer que la messe est dite…

• Intimement associée à la gouvernance, elle en partage les limites. Reposant sur le consensus, elle tend à laisser de côté les sujets qui fâchent. C’est ce qui fait son succès, disent ses zélateurs. Mais c’est aussi ce qui fait douter de sa capacité à traiter vraiment les questions difficiles qui se posent aux territoires urbains d’aujourd’hui : régulation de l’occupation de l’espace, solidarité par l’impôt entre territoires inégalement dotés…

Cette gouvernance sans institutions pourrait bien n’être que l’habillage élégant d’une forme d’impuissance publique.


• Sous couvert de pragmatisme, cette gouvernance sans institutions pourrait bien n’être que l’habillage élégant d’une forme d’impuissance publique : sans institutions porteuses de la volonté collective et outillées pour la faire prévaloir, le risque est grand de laisser le champ libre aux rapports de force et aux « interactions dans lesquelles se noie le politique » (P. Le Galès).

• Le rapport qu’entretient ce modèle avec la démocratie s’avère problématique, dès lors qu’il n’offre à l’implication citoyenne aucun point d’ancrage stable et repérable. Ses défenseurs voient la solution à ce problème dans l’essor de la démocratie participative : conseils de développement, conférences citoyennes, comités d’usagers…
Mais le bilan de ces expérimentations est encore trop peu convaincant pour y voir un réel palliatif au risque de dérive « a-démocratique » inhérent à la gouvernance par arrangements entre exécutifs, dans des enceintes hors d’atteinte pour les citoyens et, aussi, un grand nombre d’élus. Solution, cette interterritorialité ? Ou, au contraire, habileté de langage masquant le problème pour mieux s’en accommoder ? La controverse reste ouverte, et a le grand mérite de fournir une grille de décryptage des épisodes en cours… et à venir.

 

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