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Le Brexit rend-il (en toute discrétion) l’action locale soluble dans les tribunaux d’arbitrage? À lire nombre de commentaires, le Père Noël aurait opportunément déposé un bel et bon accord de sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne (UE) dans la hotte des Européens pour les étrennes de fin d’année 2020. Voire…
Refus catégorique
Parmi les 1400 pages du document, certaines parties peuvent potentiellement concerner les collectivités territoriales. Ainsi, le règlement des différends découlant de l’application de l’accordrenforce de fait le poids des tribunaux privés d’arbitrage.
En théorie, l’UE a souhaité que ces différends soient discutés et réglés auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. Mais la Grande-Bretagne a refusé catégoriquement cette proposition et les différends devraient, en principe, se régler au travers de trois structures :
- structure 1 : création d’un conseil de partenariat commun à l’UE et à la Grande-Bretagne qui est chargé de suivre la mise en œuvre de l’accord;
- structure 2 : création de comités spécialisés sur les différents dossiers;
- structure 3 : recours à un tribunal d’arbitrage composé de «trois arbitres indépendants en cas de conflit». Par indépendant, il faut entendre indépendants des États et de l’UE. Il ne s’agit pas de fonctionnaires internationaux mais d’experts privés, censés rester neutres et qui diront le droit commercial.
Le principe de règlement à l’amiable des différends commerciaux est né à l’issue de la seconde guerre mondiale
Pourquoi évoquer ce sujet qui semble bien loin des préoccupations des collectivités territoriales ? Parce qu’il y a fort à craindre qu’elles ne finissent par se retrouver face à ces fameux tribunaux d’arbitrage composés «d’arbitres «indépendants». Mais avant d’en venir aux raisons de cette inquiétude, revenons sur ces tribunaux.
Une longue histoire de négociations internationales
Les tribunaux privés d’arbitrage s’inscrivent dans une longue histoire de négociations internationales arbitrées par des juges privés. Le principe de règlement à l’amiable des différends commerciaux est né pratiquement avec les accords de Bretton Woods à l’issue de la seconde guerre mondiale. Dès les années cinquante, l’ISDS (Investor State Dispute Settlement ou mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États) crée un système de justice parallèle au droit des États pour vérifier que le contenu des accords est respecté. Ce dispositif s’est renforcé au fil des années. Il permet d’attaquer les États devant un tribunal d’arbitrage.
« L'objectif est de donner plus de pouvoir aux entreprises face aux États »
C’est en particulier le rôle du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), organisme dépendant de la Banque mondiale dont le siège est situé aux États-Unis. L’un des arbitres est nommé par l’entreprise, le deuxième par l’État concerné, et le troisième par la Cour permanente d’arbitrage. «Ce principe permet de déléguer à un tribunal supranational le règlement d’éventuels conflits entre une entreprise (généralement une multinationale) qui s’estimerait spoliée du fait d’une législation et un État. L’objectif est de donner plus de pouvoir aux entreprises face aux États, en permettant par exemple à une multinationale américaine d’attaquer la France ou l’UE devant un tribunal arbitral international, plutôt que devant la justice française ou européenne» ((Cf. Dictionnaire du commerce international.)).
Une neutralité de façade
L’entreprise et l’État sont mis sur un même plan, la Cour permanente d’arbitrage étant supposée «neutre». Mais dans les faits, cette dernière permet aux acteurs privés d’être majoritaires face aux États car ses représentants sont infiniment plus «sensibles» aux arguments du secteur privé qu’à ceux du secteur public. Ceci est loin de garantir leur «neutralité». Progressivement, ce tribunal arbitral en est venu à remettre en cause les réglementations des États en matière de santé, d’environnement et de politiques sociales au travers d’un critère aussi simple que pervers: les mesures prises par les États freinent-elles la concurrence ? Si cela est confirmé par le tribunal, l’État en cause peut être condamné.
Le critère de jugement est aussi simple que pervers: les mesures des États freinent-elles la concurrence?
Ainsi, les énergéticiens allemands ont demandé 3 milliards d’euros de dédommagement suite à la sortie allemande du nucléaire au motif que «la fermeture anticipée des réacteurs a représenté un manque à gagner pour les exploitants. Ils doivent recevoir une compensation financière», estime la Cour constitutionnelle de Karlsruhe ((Cf. La Croix, 6 décembre 2016.)). Le montant final négocié se situerait autour d’un milliard d’euros et la République fédérale a déjà provisionné plusieurs centaines de millions d’euros pour indemniser les entreprises. L’indemnité de sortie du charbon prévue pour 2035 est estimée quant à elle à 4,3milliards d’euros, au profit des énergéticiens RWE (2,6 milliards d’euros d’indemnités) et du groupe tchèque EPH qui contrôle les centrales de l’ex-République démocratique allemande (1,75 milliard d’euros). Ces sommes sont le fruit de décisions de ces tribunaux.
Mais ils ne limitent pas leurs actions aux États, ils peuvent également se retourner contre les collectivités territoriales comme nous allons le voir.
Lire aussi : Tribunaux d’arbitrage : la loi du marché contre la planète
Climaticides
Les collectivités territoriales devront-elles également indemniser les entreprises si elles mettent en place des politiques qui réduisent leur rentabilité? La question n’est pas rhétorique, et pourrait s’appliquer, c’est un exemple, lorsqu’il s’agit d’entreprises polluantes comme les centrales à charbon. Réponse: oui, de très nombreux exemples montrent que la logique des tribunaux privés va s’imposer au monde local.
Réduire l’émission de GES, l’artificialisation des sols… est-ce une entrave qui mérite réparation ?
La logique peut paraître contestable en ces temps où le climat devrait être la préoccupation principale: les décisions de ces tribunaux ne prennent en effet en compte que le manque à gagner des entreprises et non le coût de leurs pollutions ou effets négatifs. L’exemple du charbon allemand est parlant: ces tribunaux d’exception pourront, demain, juger que les décisions de collectivités de contraindre, quelle que soit la manière, des activités économiques pour limiter la pollution, l’émission de GES, l’artificialisation des sols… sont des entraves qui méritent réparation.
Égypte, Brésil… les exemples de cette logique folle ne manquent pas.Nous verrons dans un prochain article le risque qu’elle fait peser sur les collectivités.