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Ludovic Lamant a suivi le mouvement des Indignés (autrement appelé le 15-M) en Espagne. Lors des élections municipales de 2015, il repère des écarts de participation surprenants dans les quartiers populaires des grandes villes. 7 à 10% d’électeurs de plus se sont déplacés pour voter, comparativement aux municipales précédentes. Quel bilan fait-il des premières années de pouvoir municipal de ces politiques atypiques ?
Ludovic Lamant est correspondant pour Mediapart à Bruxelles où il a suivi le mouvement des Indignés.
À combien estimez-vous les municipalités « rebelles » d’Espagne ?
On compte les plus grandes : Madrid, Barcelone et Saragosse, mais aussi Valence même si le maire est issu d’un parti valencien écologiste qui existe depuis plus longtemps que le mouvement Indigné. Il y a ensuite La Corogne, Saint-Jacques de Compostelle, puis près d’une centaine de petites communes en milieu rural ou semi-rural. Je dirais que 6 des 46 millions d’habitants que compte l’Espagne, participent à une expérience de mairie citoyenne.
Il s’est écoulé quatre ans entre le « 15-M » et les municipales de 2015 : comment ont fait les mouvements pour s’amplifier au niveau local ?
On dit souvent que le mouvement Indignés de mai 2011 a duré quelques semaines, a disparu puis est réapparu en 2014 sous la forme du parti Podemos. Mais c’est une vision faussée : il y a eu un travail de fond dans les quartiers, souterrain, très peu médiatisé, qui a permis aux plateformes citoyennes de gagner aux municipales.
Il y a eu un travail de fond dans les quartiers, souterrain, très peu médiatisé, qui a permis aux plateformes citoyennes de gagner aux municipales.
À Barcelone, la nouvelle maire Ada Colau a construit sa crédibilité sur le mouvement contre les expulsions. Elle s’est battue avec des activistes du droit au logement, des avocats spécialistes dans les questions immobilières, les victimes de la crise immobilière, pour éviter plusieurs centaines d’expulsions chaque semaine. Les victimes des expulsions, des gens plutôt pauvres, ont trouvé de l’aide auprès de ceux qui ont fait le 15-M. C’est ainsi qu’est née la PAH, la plateforme contre les expulsions immobilières, une préfiguration des plateformes citoyennes qui vont vraiment lancer Ada Colau dans la course aux municipales en 2014.
À Barcelone, la nouvelle maire Ada Colau a construit sa crédibilité sur le mouvement contre les expulsions.
Si les électeurs ont cru qu’Ada Colau était capable de gouverner Barcelone, c’est parce qu’ils l’ont vue à l’œuvre : ils savent qu’elle est capable de bloquer une expulsion, de trouver des logements sociaux vides. Ses batailles étaient concrètes. Il y a eu une repolitisation par le travail quotidien, social, et par des victoires locales très simples.
À Madrid et à Barcelone, les listes s’appuyaient sur des personnalités fortes. Mais dans beaucoup de petites communes les électeurs ne connaissaient même pas les noms des candidats…
Oui, c’est même un reproche que l’on pourrait formuler à Barcelone et à Madrid. Ada Colau incarne à elle seule la lutte contre les banques et à Madrid, Manuela Carmena a un passé d’ancienne juge anti-franquiste, un parcours très tourné vers les Droits de l’homme. Les deux campagnes ont été très personnalisées et cela va certainement poser un problème à Madrid pour la suite, car Manuela Carmena a déjà prévenu qu’elle ne ferait qu’un mandat. Il faudra retrouver un leader qui, comme elle, soit un « signifiant vide », une personne qui arrive à dépasser les clivages et dans laquelle on peut projeter ses idéaux. Ce sera difficile.
Si les électeurs ont cru qu’Ada Colau était capable de gouverner Barcelone, c’est parce qu’ils l’ont vue à l’œuvre.
À l’inverse, en Galice, la ville de la Corogne est très intéressante puisque les personnes qui ont remporté la mairie n’étaient absolument pas connues des électeurs. Ils ont voté pour un sigle, pour une dynamique.
C’est le travail effectué au cœur des quartiers pauvres, sur les questions du droit au logement, qui leur ont permis de gagner.
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Et vient l’exercice du pouvoir, la difficulté d’agir à cause du cadre législatif et des forces en opposition…
J’ai découvert au fil des entretiens le fossé qu’il y avait entre les promesses de campagne et la réalité de leur action. À tous, un des points clés de leur programme était la question de la remunicipalisation des services publics. Pendant 30 ans, le Parti populaire (de droite) avait privatisé la gestion des déchets, les pompes funèbres, l’eau… avec des contrats courant sur des décennies. Pour parvenir à remunicipaliser, il faut se lancer dans des batailles juridiques énormes, longues et compliquées, pour contrer des multinationales bardées d’avocats et de moyens. À Madrid, une grande partie de la gauche traditionnelle est très déçue du refus d’obstacle de Manuela Carmena : elle a remunicipalisé les pompes funèbres, mais elle a choisi de temporiser pour la gestion des déchets. Après avoir étudié le dossier, elle a déclaré qu’il n’était pas possible de rebasculer ce service aussi rapidement, à cause de la contrainte de rester à budget constant. Elle ne peut pas trouver les emplois publics nécessaires en si peu de temps, elle se donne quatre ans pour y parvenir.
La règle d’or, selon laquelle les comptes doivent être à l’équilibre, arrange le gouvernement central de Madrid qui n’a aucun intérêt à voir réussir ces nouvelles municipalités.
À Barcelone, la maire avait mis l’accent sur la crise du logement. Mais en réalité, ces questions sont réglées au niveau régional et national. Ada Colau a tout de même pu agir en instaurant un système d’amende pour les banques qui refusent de convertir en logements sociaux les appartements qu’elles ont récupérés en expulsant les habitants.
Une amende s’applique si elles les gardent vides. Elle est parvenue à envoyer un signal politique, même si dans les faits, les banques se fichent de l’amende. Cet exemple met d’ailleurs en lumière le système espagnol où l’argent des régions (les communautés autonomes) et des villes dépend en partie d’une loi nationale qui administre les budgets. La règle d’or adoptée en 2011, selon laquelle les comptes doivent être à l’équilibre, arrange le gouvernement central de Madrid qui est de droite et n’a absolument aucun intérêt à voir réussir ces nouvelles municipalités.
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Dans ces communes, quelles initiatives ont l’air de bien fonctionner ?
On trouve par exemple des conseils municipaux « ouverts » : les citoyens peuvent proposer des sujets sur le site de la mairie et ceux qui recueillent le plus de votes sont discutés lors de ces conseils particuliers. Cela n’implique pas un vote des élus, mais un débat de leur part. Un des premiers sujets qui a été mis à l’agenda par ce biais, c’est la question de la fiscalité des biens immobiliers de l’Église. C’est un tabou en Espagne : la fiscalité de l’Église est très avantageuse et en mettant la question sur le tapis, les citoyens ont fait valoir qu’elle devait participer davantage à l’effort collectif.
Dans chaque district de Madrid, des primaires ont été organisées pour élire des représentants qui seront l’interface entre les habitants et les élus municipaux.
Il y a aussi les « Voves », les vocales vecinos : dans chaque district de Madrid, des primaires ont été organisées pour élire des représentants qui seront l’interface entre les habitants et les élus municipaux. Plutôt que de nommer des partisans pour les remercier de leur implication, comme c’était le cas auparavant, des élections sont organisées. Cela a permis de faire surgir des profils nouveaux, des activistes des mouvements sociaux sans rapport avec la plateforme au pouvoir. Du coup, les conversations entre les élus et les porte-parole sont parfois très musclées ! L’idée est de mettre en tension permanente le mandat représentatif pour que les élus ne s’installent pas dans un confort et rendent des comptes de leurs actions. Il y a une maturité dans ces démarches, sur le rôle de l’institution et la nécessité de la déconstruire car ses règles en elle-même sont dangereuses et risquent à tout instant de briser le lien avec les habitants.
POUR ALLER PLUS LOIN
Primaire citoyenne : l’émergence des plateformes citoyennes en France
Charlotte Marchandise a remporté la primaire citoyenne organisée sur le site LaPrimaire.org, dont le projet était de combattre l’abstention en s’affranchissant des partis. Candidate d’abord par révolte, lorsqu’elle découvre que seules 8 femmes se présentent face à 200 hommes, celle qui a remporté la partie parcourt désormais la France pour présenter son projet dans des salles remplies grâce aux réseaux sociaux, et surtout, tenter de récolter les 500 signatures nécessaires pour se présenter à l’élection présidentielle.
Vous êtes-vous penchée sur le mouvement citoyen qui a fait basculer une centaine de mairies en Espagne ?
J’étais justement à Pampelune il y a quelques semaines, pour observer de plus près ces mouvements municipalistes. Il y avait des représentants de Barcelone, Madrid ou la Corogne. Eux ont déjà déconstruit le clivage Gauche-Droite, ils ont pris de l’avance sur nous : ils ont déjà développé une nouvelle manière de faire de la politique en renforçant les réseaux au sein de la population, mais aussi à travers l’Europe, avec les autres mouvements citoyens. Ils partagent d’ailleurs beaucoup leurs expériences, ce qui a été très riche pour nous.
De quelle logistique disposez-vous ?
On a dû se débrouiller avec 70 000 euros pour commencer alors qu’on tablait plutôt sur 200 000. À cause de cela, les 6 salariés recrutés ont terminé leur contrat le 9 février. Notre logistique est donc réduite au minimum. Ce premier mois nous a permis de mettre en place une plateforme numérique et de rallier 2 200 bénévoles sur le terrain, qui ont téléchargé le kit pour soutenir ma candidature. On note un phénomène assez surprenant : des personnalités nous soutiennent, mais jamais au nom de leur groupe ou association. On arrivera à franchir un cap quand quelques groupes de la société civile arrêteront de considérer la politique comme quelque chose de sale. Je ne représente pas un parti, j’ai créé un parti éphémère pour éviter cet écueil.
Est-ce que vous ressentez une sorte de « plafond de verre » dans votre accès aux médias ?
Oui. Après l’élection, nous avons eu beaucoup de presse, mais on n’accède pas aux émissions politiques de grande audience. Et quand Yannick Jadot appelle Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon à le rejoindre, il ne me cite pas alors que j’ai décroché deux fois plus de voix que lui… Quelle est la part de sexisme implicite ? Nous avons un projet, pour les législatives, de créer un « archipel citoyen » pour présenter des candidatures nouvelles. Mais si ces trois candidats font des découpages pour se partager le gâteau, ils ne feront qu’accroître la défiance des électeurs. L’enjeu est pourtant là : comment sortir de la défiance sidérante que l’on perçoit, notamment chez les jeunes ?
À lire : « Squatter le pouvoir, les mairies rebelles d’Espagne », Ludovic Lamant, Lux Éditeur.