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Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987. Ses recherches portent principalement sur les transformations du secteur public en Europe et plus particulièrement sur les mutations de la fonction publique et la réforme de l’État.
Article publié le 27 avril 2018
Lorsque Gérald Darmanin et Édouard Philippe ont lancé la réflexion autour de la réforme de la fonction publique, vous avez déclaré : « Nous sommes très loin d’une réforme décisive. » Les syndicats ne seraient pas d’accord avec vous…
C’est normal, ils sont dans leur rôle. Depuis Nicolas Sarkozy, les conditions de travail des fonctionnaires se sont incontestablement dégradées et François Hollande n’a pas amélioré cette situation. On l’a vu avec la colère dans les Ehpad ou encore les prisons ; on le voit avec les cheminots ; on le verra certainement encore dans les hôpitaux. Sans oublier la suppression des services publics dans les territoires ruraux. Le malaise est là et les pouvoirs publics n’y apportent pas vraiment de réponse. J’ai simplement voulu dire que si le Big Bang consiste à favoriser le départ volontaire des fonctionnaires et à recourir plus encore aux contractuels, le recours à ce terme est galvaudé.
« Depuis Nicolas Sarkozy, les conditions de travail des fonctionnaires se sont dégradées et François Hollande n’a pas amélioré cette situation »
En matière de réforme, les trois fonctions publiques y sont confrontées en flux continu depuis des années...
C’est un chantier permanent. Les fonctionnaires s’interrogent eux-mêmes, sentent bien que l’institution « fonction publique » est en déclin. Ce ressenti plonge ses racines dans l’histoire de notre pays : la fonction publique française est le fruit d’un mouvement de pensée, le solidarisme de Léon Bourgeois, le positivisme ou encore la laïcité. En France, la fonction publique a toujours été considérée comme un rempart contre la marchandisation de l’économie et la menace marxiste de la nationalisation outrancière. Ailleurs, ce n’est pas le cas : le fonctionnaire remplit une fonction économique au même titre qu’un salarié du privé. Et comme l’Europe ne reconnaît pas la fonction publique à la française, trop protectrice d’intérêts économiques qui devraient être plus ouverts à la logique de marché qui forme l’ADN européen, le malentendu se prolonge indéfiniment.
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Le gouvernement dévierait donc de la ligne dessinée par Emmanuel Macron pendant la campagne ?
L’orientation politique s’affirme. Le macronisme de campagne a disparu. Le président de la République assume désormais une ligne libérale assez claire. Le ton a été donné avec la refonte en cours du droit du travail. Et les intentions, autour des services publics, même si elles ne peuvent encore être qualifiées de « ruptures », ne font que renforcer la perte d’identité de la fonction publique. Une grande majorité de fonctionnaires le sont devenus sur des notions de valeurs, en croyant à l’axiologie propre à la fonction publique, neutralité, égalité de traitement, équité, etc. Ces mots-là ne sont plus prononcés. L’efficacité de la performance espérée les met de côté. Dans le même temps, les syndicats, dont la représentation est très variable selon les secteurs, ne pèsent pas dans le débat, surtout depuis la RGPP [Révision générale des politiques publiques, NDLR] de Sarkozy, qu’ils ont validée faute de combattants.
« Est-il normal, dans ce pays, que les dés de la carrière soient jetés dès l’âge de 25 ans ? »
Quelle serait la décision qui aurait un caractère « décisif » à vos yeux ?
La suppression des grands corps de l’État, de toutes les grandes écoles, la matrice symbolique de toute la hiérarchie de la fonction publique, entre à l’évidence dans ce champ. Le macronisme d’origine était très attaché à cette notion de fluidification des carrières, de méritocratie. Est-il normal, dans ce pays, que les dés de la carrière soient jetés dès l’âge de 25 ans, qu’un fonctionnaire issu de l’ENA dispose très jeune d’une feuille de route salariale bien sécurisée, avec quelques passages vers le privé tolérés ? En remettant en cause cette logique verticale autoritaire, Emmanuel Macron aurait initié un mouvement vertueux pour inventer une fonction publique moins monochrome dans son encadrement. Mais il a dû céder, comme ses prédécesseurs, au lobby puissant de ces grandes écoles dont je n’accuse pas la qualité, bien sûr, mais le statut univoque.
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La « méritocratie » n’est-elle pas soluble dans la fonction publique ?
Les règles d’éthique qu’elles s’imposent sont contraignantes pour favoriser la méritocratie. Macron dit que, désormais, la fonction publique doit être performante. Pourquoi pas, le discours se tient. Mais la logique n’est pas tenable : pourquoi l’imposer aux agents de terrain et pas aux hauts fonctionnaires, sortis de grandes écoles, et dont la fiche de paie de la fin de carrière est déjà écrite ? Ce « deux poids, deux mesures » ne tient pas.
Quid d’une nouvelle fonction publique ? Personne n’ose avancer de solutions, en dehors de la version classique libérale, en vigueur au Royaume-Uni
Quel autre modèle pour une autre fonction publique ?
C’est un autre sujet. Beaucoup de critiques s’abattent sur elle, parfois justifiées, souvent exagérées. Mais quid d’une nouvelle fonction publique ? Personne n’ose avancer de solutions, en dehors de la version classique libérale, en vigueur au Royaume-Uni, où les fonctionnaires sont moins bien payés et disposent d’un contrat plus précaire. De plus, quand on parle de la fonction publique, le citoyen apprend très vite qu’entre un agent d’accueil dans une collectivité et un cadre dans l’État, il y a autant de différences qu’entre une start-up et un artisan. Je trouve les débats sur l’avenir de la fonction publique de mauvaise qualité. Leurs défenseurs vendent mal une fonction publique indispensable pour l’équilibre de notre société. Ils subissent trop les reproches qui leur sont faits.
Et maintenant ?
Au fil du temps, Luc Rouban s’est installé comme l’un des meilleurs spécialistes des enjeux de la fonction publique. L’un de ses derniers livres, publié à la Documentation française, pose clairement la question de l’avenir de la fonction publique, face à une libéralisation de son statut justement inventé pour créer une troisième voie entre capitalisme et marxisme. Une réflexion sur l’avenir de la fonction publique en France, où sont abordés, entre autres, le mode de recrutement, la mobilité des personnels, les enjeux de la modernisation en cours, les pesanteurs face aux réformes.
« Quel avenir pour la fonction publique ? », La Documentation française, Luc Rouban.