Soyez des hip-hop managers
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Docteur en sciences de gestion, agrégé des facultés de droit, sciences économiques et de gestion, Jean-Philippe Denis est professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre du Centre de recherche en gestion de l’École Polytechnique. Il est également rédacteur en chef de la Revue française de gestion, principale publication scientifique francophone dans le domaine du management.
Article publié le 12 décembre 2014
D’où vous est venue cette idée originale de traiter du hip-hop management ?
Dans le domaine du management – cela fait quinze ans déjà que j’enseigne la stratégie, la théorie des organisations, la gouvernance d’entreprise, le contrôle de gestion –, des modes fleurissent et permettent à quelques habiles cabinets de conseil de renouveler le « business ». J’ai un moment craint de tomber dans ce travers, mais une idée s’est imposée à moi : il y a quelque chose de radicalement nouveau dans ces mots « hip-hop management ».
En fait, il s’agit ici de proposer que le management et ses vieilles techniques, partout en crise, soient déjà réinventés et – mieux – refondés, sans tout jeter, mais bien en se réappropriant l’ancien tout en faisant émerger des éléments radicalement nouveaux. Ainsi, s’il fallait prendre une image, ce serait celle du combat de coqs. Je « propose » ainsi, avec le hip-hop management, un renversement assez sidérant où les mal-élevés, qui se battent, qui cognent, qui luttent pour leur survie, pourraient d’abord nous élever et nous inspirer.
Loin d'être neutres, les techniques et outils du management transforment toutes les sphères, privées comme publiques.
Pour difficile qu’il soit, c’est ce « renversement », révolutionnaire au sens propre, que se propose de réaliser cet ouvrage. En effet, comme tous les profs, lorsque je voyais en face de moi, dans mes amphis, des étudiants avec des sweat-shirts à capuche et des baskets, je pensais qu’ils ne faisaient que suivre une mode passagère. Épreuve du temps et du réel aidant, je me suis rendu à cette évidence : ces gamins sont les symptômes de notre futur. C’est cela que je propose d’appeler le hip-hop management.
Traiter de ce thème est un véritable « pari », non ?
Le pari, c’est qu’il était possible, pour ne pas dire nécessaire, de dépasser les aspects « techniques » des problèmes de management. Les manuels, qui fleurissent dans le domaine, sont friands de raffinement méthodologique ou d’exhaustivité. Mon ambition est de parler au plus grand nombre, de mettre les mots sur les choses au risque parfois de la provocation, d’élargir la cible de réception, sans renier la rigueur, sans trahir « l’état de l’art » des connaissances disponibles en gestion. En somme, de se mettre précisément au rythme de la vie de la cité, avec son langage et pour parler de ses problèmes, plutôt que d’attendre en vain qu’elle vienne à la rencontre des travaux de recherche en management.
Loin d'être neutres, les techniques et outils du management transforment toutes les sphères, privées comme publiques.
La tâche – un peu déraisonnable, il est vrai – assignée à cet ouvrage est de démontrer comment les théories et techniques du management sont susceptibles d’éclairer de manière nouvelle la cité, à la lumière de leurs propres recherches, et de discerner, au milieu du bruit de tous les jours, les problèmes du monde tel qu’il « est » et tel qu’il « s’annonce ».
Vous évoquez le hip-hop management comme l’art de contenir la rivalité des intérêts passionnés ?
Nous vivons dans un monde dont la caractéristique est d’être composé d’organisations. En moins de deux heures, si l’on prend l’exemple d’une matinée normale, chaque personne où qu’elle se trouve mobilise sans même jamais y songer des milliers d’organisations dans lesquelles travaillent des millions de personnes.
Nous sommes entourés, cernés même, par les produits et les services issus des organisations qui se cachent derrière le marketing savant de leurs « marques ». Des organisations dans lesquelles finalement se décide aujourd’hui notre quotidien et se dessine notre avenir, que l’on en soit le salarié, le client ou parfois la victime lorsqu’un « problème » advient.
Il est impératif de donner à voir les débats qui se cachent derrière l'apparente technicité que l'on veut parfois accoler aux sciences du management.
La conviction qui fonde la différence affirmée et assumée de cet ouvrage est que les phénomènes produits par les techniques de management et les théories qui leur donnent leur soubassement de légitimité ont un impact aussi direct que fondamental sur la vie de la « cité ». Loin d’être neutres, comme on voudrait parfois le faire croire – ou l’espérer –, les techniques et outils du management transforment toutes les sphères, privées comme publiques. Il est impératif de donner à voir les débats se cachant derrière l’apparente technicité que l’on veut parfois accoler aux sciences du management.
Comment résumer ce concept, plus « profond » qu’il n’y paraît de prime abord ?
Les acteurs de l’industrie du hip-hop ont ceci de singulier qu’ils semblent revenus de tout, n’avoir aucune illusion. C’est ce qui les rend parfois effrayants. Je suggère qu’ils nous permettent de prendre un coup d’avance, de nous préparer à la fin de la « privacy » (intimité, vie privée), à la réinvention du rapport à l’argent et à la possession. De même, les gros mots, assumés et assurés, font aussi partie du hip-hop management : oser entreprendre, vaille que vaille, et voir partout des opportunités pour redémarrer. C’est une invitation à rebattre les cartes, à remettre les compteurs à zéro. Le hip-hop management nous enseigne que, désormais, la marque comme le médium, ce sont eux, c’est vous, c’est chacun d’entre nous potentiellement, dès lors que nous pensons comme des hip-hop managers !
Du hip-hop au management
« Dans l’industrie du hip-hop, on ne (se) ment pas. Le calcul y est omniprésent. Parce que, sans poursuite d’abord de son intérêt, aucune chance en ne partant de rien de se sortir du terrain vague où l’on traîne. Aucune chance de survie dans un univers où le droit d’exister, toujours, se gagne à la force des tags, des rimes et des flows. Ici, on sait ce qu’investir veut dire et que ce n’est jamais sans risques.
Dans l’industrie du hip-hop, on sait qu’on ne va jamais très loin en étant seul. Pour cette raison, la bande est la maille du raisonnement stratégique, organisationnel, managérial. Le mimétisme devient omniprésent, puisqu’il faut se choisir une famille, y être intégré et y rester. La compréhension et le respect des règles mimétiques du collectif sont alors questions de survie pour ne pas risquer l’exclusion qui serait sinon, à terme, assurée. Enfin, dans l’industrie du hip-hop, les anciennes figures héroïques ont montré l’exemple. Pas celui vendu à longueur de discours télévisés. Non, le vrai. Le « peace, unity, love and having fun ».
À mille lieux des pratiques des « entertainers » dépressifs, qui se vautrent luxueusement dans leur « sex, drugs and rock’n’roll ». Non, ici ce n’est pas ça. Ici, la drogue, on la deale. Le business, on le tient. Mais il n’est jamais qu’une étape, où l’on apprend à survivre, dans la conquête du futur.
Voilà posés les trois mots importants que l’on a à apprendre du hip-hop : le calcul, le mimétisme, l’exemplarité. Parce que, ce qu’enseigne finalement le hip-hop, comme avant lui le blues, c’est que les temps ont toujours été durs pour les petits et c’est précisément pour cela que ce sont d’eux que l’on a tout à (ré)apprendre ».
À lire
« Introduction au hip-hop management »,
Jean-Philippe Denis,
éditions EMS Management & Société, 2014.