Dans les discours, la mixité sociale fait l’unanimité. En effet, comment ne pas constater les dégâts que la ségrégation sociale produit chez ceux qui en sont les victimes ? Mais attention aux fausses évidences. Le vivre ensemble ne se décrète pas. Il produit même des effets pervers.
Article publié le 27 octobre 2014
Si la mixité sociale s’est imposée comme référence obligée de toutes les politiques publiques d’aménagement, c’est d’abord en raison des dégâts, à première vue évidents, que provoque son contraire. La logique séparatiste qui travaille les territoires a deux volets : les plus aisés se regroupent dans les beaux quartiers ou les premières couronnes résidentielles; il reste aux moins favorisés les quartiers de logement social, les centres déqualifiés ou les périphéries lointaines.
Ségrégation contre entre-soi
L’action publique a dû s’inscrire à contresens de cette « dérive des continents » et ses effets désastreux sur la cohésion sociale. La ségrégation dans l’habitat est d’abord une « double peine » pour les défavorisés, ajoutant aux difficultés socio-économiques l’assignation à résidence dans des territoires mal dotés en services, cadre de vie, transports…
Plus grave encore : elle jouerait le rôle de véritable « descenseur social », tirant vers le bas les habitants qui naissent et vivent dans les territoires défavorisés, victimes de stigmatisation et privés des bénéfices de la fréquentation de personnes mieux placées dans le jeu social. Les personnes concernées verraient s’amenuiser leurs chances d’intégration dans la vie sociale (école, emploi, mobilité…) et développeraient en réaction des identifications négatives (délinquance, communautarisme), renforçant en retour les logiques de rejet et exclusion.
Qu’apporte au juste la mixité aux personnes au nom desquelles elle est recherchée ?
À l’autre extrémité de l’éventail social, le développement de l’entre-soi dans les territoires de regroupement des plus favorisés fragiliserait le lien social, mettant les gens aisés à l’abri de la confrontation à l’altérité et les privant de toute occasion d’appréhender humainement et concrètement le besoin de solidarité.
Au vu de ces dangers, le rétablissement de la mixité sociale dans l’habitat fait figure d’impérieuse nécessité. Pourtant, nombre de travaux et réflexions de chercheurs en témoignent : le bien-fondé de cette approche n’est pas si solidement établi qu’on pourrait le penser. Trois grandes questions se posent à cet égard.
Lire aussi : Plus de quartiers sensibles pour le relogement des plus pauvres
Quels effets réels de la mixité pour ses bénéficiaires supposés ?
D’abord, qu’apporte au juste la mixité aux personnes au nom desquelles elle est recherchée (sans d’ailleurs que celles-ci l’aient demandée) ? L’effet vertueux que devrait avoir pour ces personnes le voisinage d’habitants plus aisés et mieux insérés dans la vie économique et sociale est controversé. Certes, la mixité à l’école paraît bénéfique pour les enfants de milieu populaire, mais dans le quartier elle est considérée par beaucoup d’observateurs comme plaçant les plus démunis sous un regard d’autrui qu’ils vivent comme dominant, suscitant chez eux des réflexes de repli davantage que d’ouverture.
De plus, argument majeur des chercheurs les plus critiques, la transformation des quartiers populaires en quartiers mixtes leur fait perdre ce que leur homogénéité leur donnait comme atouts : une identité, des solidarités de proximité, des savoir-faire et des capacités d’agir.
La confrontation quotidienne à un modèle culturel réputé supérieur ferait perdre le capital social que l’entre-soi permet d’acquérir.
La confrontation quotidienne à un modèle culturel réputé supérieur leur ferait perdre le capital social que l’entre-soi permet d’acquérir et, loin d’avoir les effets émancipateurs escomptés, accentuerait la dépendance aux institutions.
Mixité sociale, synonyme de « vivre ensemble » ?
Même scepticisme chez la majorité des chercheurs quant aux effets réels du voisinage renouvelé que produisent les politiques de mixité : le « côte à côte » n’est pas le « vivre ensemble ». La juxtaposition d’habitants à profils diversifiés ne suffit pas à ce que se développe une véritable vie commune entre les gens qu’on a voulu mélanger. Très vite, la recherche de l’entre-soi reprend le dessus.
La juxtaposition d’habitants à profils diversifiés ne suffit pas à ce que se développe une véritable vie commune entre les gens qu’on a voulu mélanger.
Les fréquentations d’équipements, de commerces et d’espaces publics se différencient et les séparations qu’on avait cru abolir se recréent sous de nouvelles formes, non sans épisodes conflictuels.
Lire aussi : La politique de la ville ne peut pas tenir des promesses intenables
Qui en décide et pourquoi ?
Comment expliquer ce grand écart entre les réalités observées et le discours convenu sur la mixité sociale ? Cette invocation rituelle de la mixité sociale dans l’habitat pourrait être une sorte de renoncement : faute de pouvoir traiter la question sociale elle-même (inégalités, exclusions, injustices, etc.), on s’attaquerait à sa seule traduction spatiale.
Faute de pouvoir traiter la question sociale elle-même (inégalités, exclusions, injustices…), on s’attaquerait à sa seule traduction spatiale.
Tous ces maux deviendraient mieux acceptables dès lors qu’on les rendrait moins visibles en dispersant les personnes concernées sur le territoire. La mixité sociale serait alors un ersatz de la grande exigence de justice sociale et un alibi commode pour son abandon.
Une autre interprétation, plus sévère, part du constat que ceux qui prônent la mixité (en général sans la pratiquer pour eux-mêmes) sont parmi les plus aisés et n’hésite pas à y voir une forme de duplicité, voire de cynisme. Il s’agirait, sans illusion sur le mieux-être qui pourrait en résulter pour les intéressés, de dissoudre des quartiers considérés comme dangereux à raison de la concentration des problèmes qui s’y est réalisée. Le vrai fond de l’affaire serait le seul souci de l’ordre public, doublé dans certains cas d’un projet de reconquête de certains quartiers en deux temps : mixité d’abord, gentrification ensuite.
Plusieurs réponses
Que faire alors de cette « mixité sociale », dont la place au cœur des politiques publiques actuelles semble éminemment problématique ? Les débats qu’elle provoque suggèrent plusieurs lignes de réponse :
• éviter de lui prêter des vertus qu’elle n’a pas : celles de résorber inégalités et injustices ou d’ouvrir à un « vivre ensemble » idyllique ;
• prendre garde à ce qu’elle ne se substitue pas à la promotion des quartiers populaires par la reconnaissance de leur identité et la mobilisation de leurs ressources endogènes ;
• plutôt que de l’imposer, faire pour et avec les quartiers concernés tout ce qui est nécessaire pour qu’elle soit souhaitée et choisie.
Ni bien ni mal en soi, la mixité peut être le pire si elle est imposée pour d’indicibles raisons ; ou le meilleur, si elle résulte de choix inspirés par une action publique à la hauteur des besoins et des capacités des quartiers populaires et de leurs habitants.
À LIRE
- Philippe Genestier : « La mixité : mot d’ordre, vœu pieux ou simple argument ? », dans « Paradoxes de la mixité sociale », revue Espaces et sociétés n°140-141, 2010.
- Éric Charmes : « Pour une approche critique de la mixité sociale. Redistribuer les populations ou les ressources ? », Laviedesidees.fr, mars 2009.
- Hacène Belmessous : « Mixité sociale : une imposture. Retour sur un mythe français », L’Atalante, 2006.
- Éric Maurin : « Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social », Seuil, 2004.
MIXITÉ SOCIALE :
VALEUR ESSENTIELLE...
• « C’est une malheureuse idée de bâtir des quartiers à l’usage exclusif d’artisans et d’ouvriers… il ne faut pas que les petits soyent d’un côté et les gros et dodus de l’autre… vos quartiers pôvres deviendraient des citadelles qui bloqueraient vos quartiers riches. Or comme le Louvre est la partye belle, il pourroit se faire que les balles vinssent ricocher sur votre couronne. »
Lettre de François Miron, Prévôt des marchands de Paris à Henri IV
• « La mixité sociale, c’est faire vivre la République et ses valeurs. C’est la dynamique d’échange entre les différentes composantes culturelles, sociales et générationnelles qui font la richesse et la force de la République. La mixité sociale, ce n’est rien d’autre que la République qui tient ses promesses. »
Najat Vallaud-Belkacem
ALIBI DANGEREUX...
• « La recréation de la mixité perdue résoudrait magiquement le problème des populations défavorisées comme si le seul préjudice dont elles pâtissaient tenait à l’absence auprès d’elles des membres des classes moyennes. La mixité imposée ne permet guère aux gens de se délier de leurs appartenances pour se relier aux autres. Elle incite plutôt chacun à se replier sur le groupe qui partage le même code social que lui. »
Jacques Donzelot
• « En cherchant à rétablir dans les grands ensembles une mixité sociale parée de toutes les vertus, on considère que les habitants de ces quartiers sont le problème. Ce faisant, on s’interdit de mobiliser les ressources endogènes des quartiers et on passe à côté des principaux enjeux : discriminations, accès équitable aux services, soutien aux associations et agents de terrain… »
Renaud Epstein