Montaigne a malheureusement toujours raison...

La Rédaction

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J'apprécie énormément La Fabrique de l'histoire sur France Culture. En ce qui me concerne, la qualification de "fan de base" n'est même guère exagérée. C'est sans doute pour cette raison que je me suis mise en colère lorsque j'y ai entendu pareilles énormités ce vendredi. Les collègues spécialistes de la BD en lecture publique, qui tentent parfois difficilement d'imposer le manga dans leurs établissements, le vivent au quotidien ; les amateurs de lettres nippones ou de tout autre contrée "exotique" à nos yeux d'occidentaux partageront vraisemblablement eux aussi ma colère. Vendredi 6 avril, en toute fin d'émission, il était donc question du Hitler du mangaka Shigeru Mizuki. Je n'entrerai pas dans les détails de l'oeuvre, à la fois pour une question de place (et de temps de cerveau disponible en ce qui vous concerne) et, surtout, parce que je ne l'ai pas encore lue. Pour les présentations, je vous renvoie donc au podcast de La Fabrique (à partir de 46'20) ou à sa fiche sur le site BDGest. Pascal Ory, qui d'ailleurs a tenté de sauver le débat de France Culture, a également rédigé une courte notice de l'ouvrage pour L'Express.
Ce qui m'a profondément énervée, c'est la vision réductrice et condescendante - malheureusement très partagée - du manga développée par la plupart des débatteurs de La Fabrique et surtout le regard à sens unique qu'ils portent sur l'histoire, celui des occidentaux.

Ne pas accepter que la culture populaire japonaise s'empare d'un sujet aussi grave que méconnu aux confins de l'Asie c'est faire preuve de bien peu d'empathie et d'une fermeture d'esprit choquante de la part de spécialistes des sciences humaines. Ces redresseurs de torts de la Vérité Historique, Arlette Farge en premier lieu, seraient bien inspirés de se demander quelle vision de l'histoire et de la civilisation japonaises est véhiculée par la culture populaire occidentale et notamment européenne. Ils se rendraient sans doute compte qu'ils n'ont guère de leçon à donner aux mangakas.

Pour bien faire et discuter sur de bonnes bases du Hitler de Mizuki, il aurait en effet fallu s'intéresser un peu au contexte dans lequel il a été écrit. Nous sommes au Japon, dans les années 1970. La deuxième guerre mondiale est un sujet tabou pour de multiples raisons (défaite cuisante, pays à genou, bombes atomiques, comportement peu glorieux - euphémisme ! - des troupes japonaises en Chine et surtout en Corée, mise sous tutelle des Etats-Unis, position de l'empereur, etc...). La fascination pour le nazisme, ses uniformes et son décorum est bien réelle dans une partie de la population. Surtout, pour les Japonais, la deuxième guerre mondiale s'est avant tout déroulée dans le Pacifique, chez eux. Et ils s'en sentent légitimement victimes : deux bombes atomiques en moins d'une semaine... L'information sur les camps circulaient déjà très mal en Europe, autant dire qu'elle n'est que très peu, voire pas du tout, parvenue jusqu'au Japon. La revue XXI avait consacré à l'hiver 2010 un article très éclairant sur le mémorial de la Shoah créé au Japon, dans la préfecture d'Hiroshima. Son auteur, Alain Lewkowicz, rapporte les propos du révérend Makoto, fondateur de ce mémorial, qui a découvert en 1971, à près de 40 ans, l'horreur de la Shoah : "A l'école, on nous apprenait que l'Holocauste en Europe n'était qu'un petit épisode secondaire de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. C'était tout ce que nous disaient les maîtres et tout ce que nous trouvions dans les livres".

Ce simple rappel du contexte, qui peut pourtant sonner comme une évidence, aurait sans doute permis à Mme Farge de modérer son propos. Pour ce qui est de la forme, elle aurait pu également se renseigner sur le manga au Japon, qui ne se résume pas, rappelons-le, à Goldorak. Soyons pourtant certains qu'elles ne se serait nullement offusquée d'un traitement graphique bien de chez nous de l'occupation japonaise en Corée...

"Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage", écrivait Montaigne il y a près de 5 siècles dans le livre I des Essais. Il a manifestement toujours raison...

A écouter également : cultures, civilisations, altérité et barbarie étaient au programme de Répliques sur France Culture samedi matin ("Toutes les cultures sont-elles égales ?"). Les interventions de l'anthropologue Françoise Héritier sont particulièrement intéressantes.
Et à lire : L'autre face de la lune. Ecrits sur le Japon, recueil de textes de Claude Lévi-Strauss, dans lequel on apprend entre autres choses passionnantes pourquoi les Japonais scient le bois "à l'envers".

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