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Dans son dernier livre, coécrit avec la philosophe Julia de Funès, Nicolas Bouzou fustige les dérives managériales infantilisantes dans les entreprises ou les administrations. Il invite à revenir au sens du travail plutôt que de chercher dans les serious games et autres parties de baby-foot d’hypothétiques réponses à une crise de la définalisation de notre société.
En quoi, pour reprendre le titre de votre dernier livre écrit avec Julia de Funès, le travail s’apparente-t-il à une Comédie (in)humaine ?
Tous les sondages montrent que la part des salariés désengagés au sein de leur entreprise double tous les dix ans. Elle oscille entre 15 et 20 %. Le grand paradoxe, c’est que les entreprises ou les administrations investissent de plus en plus dans le bien-être. On peut même considérer que le bien-être s’améliore : la pénibilité au travail baisse, les accidents du travail sont moins nombreux, etc.
La racine latine auguere signifie augmenter, tirer les gens vers le haut
Cette démotivation vient donc d’ailleurs. Elle se caractérise par un triple manque : manque de sens (les gens ne savent plus pourquoi ils vont bosser) ; manque d’autonomie (on demande aux salariés d’être autonomes et créatifs mais l’avalanche de reportings et autres process empêche d’atteindre cet objectif vertueux et enferre les salariés dans un tourbillon d’injonctions contradictoires) ; enfin, manque d’autorité, dont la racine latine auguere signifie augmenter, tirer les gens vers le haut. Où est l’autorité aujourd’hui, pas celle de l’autoritarisme, celle du respect envers ce chef qui vous apprend ?
Lire aussi : Un bon manager doit savoir recadrer sans démotiver
Peut-on être un bon professionnel et un mauvais manager ?
Tout le problème est là en fait… Dans les organisations, on devrait nommer des gens qui ont des qualités de manager. Or, dans notre pays – mais dans beaucoup d’autres aussi – manager n’est pas considéré comme une compétence mais comme une promotion. C’est la raison pour laquelle 90 % des managers sont mauvais ! Ce n’est pas du tout de leur faute, ils n’ont pas été formés pour exercer cette mission… Un bon charpentier ne va pas devenir forcément un bon manager…
C’est quoi le sens dans le travail ?
Je cite souvent l’histoire racontée par Boris Cyrulnik. Il croise quelqu’un qui casse des pierres, le visage rougi, exténué. Et Cyrulnik lui demande, que faites-vous ? Il répond : « Je casse des pierres pour gagner ma vie ». Plus loin, il en croise un autre, au visage plus apaisé. À la même question, il répond : « Je casse des pierres pour nourrir mes enfants et leur permettre de faire des études ». Enfin, il croise le chemin d’un troisième casseur de pierres qui lui confie casser des pierres pour construire une cathédrale. Le sens du travail, c’est de lui accorder une finalité. Or, nos sociétés sont définalisées. On ne sait plus pourquoi on travaille. On ne se pose même plus la question.
En Suisse, le métier où les salariés ressentent le plus de fierté, c’est celui d’éboueurs, parce qu’il est important dans la culture de ce pays que les rues soient propres
Pourtant, telle entreprise travaille dans le secteur de l’environnement pour l’améliorer ou telle collectivité s’investit pour améliorer le cadre de vie des habitants. J’étais récemment en visite dans une entreprise de nettoyage et les salariés me disaient à quel point ils étaient heureux de permettre aux universités, entreprises ou hôpitaux qu’ils nettoyaient de les rendre propres. En Suisse, le métier où les salariés ressentent le plus de fierté, c’est celui d’éboueurs, parce qu’il est important dans la culture de ce pays que les rues soient propres… Reprenons la racine latine de motivation, movere, aller quelque part… Quel que soit le métier exercé, il faut savoir où l’on va.
Voir aussi : Pourquoi faut-il du sens au travail ?
La présence massive de « mauvais managers », pour reprendre votre qualification, a-t-elle des conséquences néfastes sur la croissance économique ?
Les auteurs marxistes ont raison d’insister sur le fait qu’on en demande trop aux salariés. Mais, pis encore, quand les coûts de surveillance et de process se multiplient, la productivité s’en ressent encore plus. Or, et c’est tautologique de le rappeler, faire confiance à quelqu’un améliore naturellement ce que l’on appelle sa productivité ou sa créativité ou encore son envie. L’un des pays les plus confrontés à cette difficulté, c’est le Royaume-Uni, à tel point que le vice-gouverneur de la Banque d’Angleterre s’en est récemment ému. Il y a encore plus de process outre-Manche que chez nous !
Les acteurs de l’entreprise veulent retrouver le chemin du sens et en finir avec l’infantilisme rampant de certaines pratiques
Vous donnez beaucoup de conférences depuis que ce livre est sorti. Comment les salariés, les managers ou encore les chefs d’entreprise réagissent-ils ?
Très étonnamment, c’est un sujet consensuel. Tout le monde est d’accord avec le constat que nous faisons avec Julia de Funès. Les acteurs de l’entreprise veulent retrouver le chemin du sens et en finir avec l’infantilisme rampant de certaines pratiques. Je suis par exemple très réservé sur l’utilité des serious games dans les entreprises. Car l’entreprise n’est pas un jeu, l’antonyme de jeu, pour Freud, c’est le réel. Or, il faut confronter les salariés au réel. Je préfère un bon déjeuner avec les salariés qu’une séance de serious game où les salariés ont vraiment le sentiment que l’on se moque d’eux. Il faut que l’entreprise soit à l’écoute, pour paraphraser le titre d’un livre du sociologue Michel Crozier écrit à la fin des années quatre-vingt-dix. Ce ne sont donc pas des problématiques nouvelles.
Quand les coûts de surveillance et de process se multiplient, la productivité s’en ressent encore plus
Pourquoi les problématiques managériales s’imposent-elles avec plus d’urgence aujourd’hui ?
Parce que les aires compétitives se sont élargies et que la révolution numérique impose une réactivité qui n’avait rien à voir avec ce que les salariés vivaient il y a une trentaine d’années. Aujourd’hui, une université est en compétition avec une école de commerce ; le choix peut se faire à Taïwan comme à Nice… La révolution numérique mais aussi les technologies robotiques et l’intelligence artificielle transforment le rapport à l’automaticité fonctionnelle : tout ce qui n’est pas humain sera automatisé ; par déduction, dans les entreprises, il ne restera plus que de l’humain… Les robots s’occuperont des process. Aux salariés humains de se réapproprier le sens ! Prenez des agents dans une caisse d’allocation familiale. Un robot pourra déterminer si la personne, à partir de certains critères, est éligible au RSA ; mais l’humain sera seul à pouvoir l’orienter vers des formations pour qu’il retrouve le chemin de l’employabilité…
L’inflation des réunions qui ne servent à rien est naturelle ; ce qui n’est pas naturel, c’est de combattre ce phénomène
Il existe beaucoup d’écoles de management. Ont-elles pris conscience de la réalité que vous décrivez ?
Je ne sais pas. Je n’en vois pas les effets pour l’heure. Il y a de nombreuses entreprises ou start-up où le management fonctionne…
La taille de l’entreprise, son ancienneté, fabriquent de la rigidification. C’est la complexité qui est naturelle, pas la simplicité… L’inflation des réunions qui ne servent à rien est naturelle ; ce qui n’est pas naturel, c’est de combattre ce phénomène qui valide le fait que 50 à 60 % des réunions ne servent à rien et qu’un manager laisse ses salariés la moitié de leur temps professionnel dans des réunions inutiles ! Les entreprises qui s’en sortent le mieux sont celles où le bon sens s’exerce, où la confiance est accordée, comme un pari. La confiance ne se contractualise pas, elle est. Et si elle se brise, elle n’est plus.
C’est le pire du développement personnel, celui de vous faire croire que des recettes peuvent vous apporter du bonheur
Le bonheur au travail est-il atteignable ?
C’est un autre infantilisme. Je ne sais même pas ce qu’est le bonheur. Je peux subir un drame dans ma vie personnelle et être heureux de venir travailler. Il ne faut pas demander aux chefs d’entreprise d’apporter du bonheur aux gens. C’est un rapport trop intime à soi.
On embauche même des "chiefs happiness" aujourd’hui. De qui se moque-t-on ? J’en ai rencontré quelques-uns. C’est pitoyable. Ils posent des post-it dans les bureaux pour que les salariés y écrivent des choses positives. Une telle proposition me mettrait déjà de très mauvaise humeur ! C’est le pire du développement personnel, celui de vous faire croire que des recettes peuvent vous apporter du bonheur. Je n’ai rien contre le yoga et la méditation. Ils peuvent vous mettre dans de bonnes dispositions. Mais ils ne peuvent pas apporter du bonheur, qui reste une route rationnelle à construire entre soi et le sens que l’on veut donner à sa vie.
Lire aussi : Idées reçues sur le bonheur au-travail : est-ce une mode ?