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Voici un petit livre bien malin, dirigé contre ce que les auteurs baptisent « la droite économique », qui propose une analyse sérieuse et malicieuse des inégalités. L’ouvrage, court, drôle, incisif, vise à convaincre des bienfaits de la redistribution et de la solidarité.
L’« homo crusoeconomicus »
Si on a le droit de ne pas être d’accord avec l’ensemble de leur démonstration et de leur plaidoyer pour l’impôt progressif, certains points forts sont à avoir à l’esprit. Personne, parmi les aisés, ne saurait totalement mériter l’ensemble de ce que lui procure le marché, surtout s’il ne veut pas contribuer à la redistribution. C’est de l’interdépendance humaine que naissent la richesse, la croissance et des produits aussi sophistiqués que le grille-pain (404 pièces différentes), qu’aucun individu ne pourrait créer isolément. Robinson Crusoé ne peut pas grand-chose tout seul. Et nos deux philosophes canadiens de critiquer, avec rigueur, l’utopie capitaliste qui se nicherait dans l’idée d’un « homo crusoeconomicus ».
Personne n’est capable, par ses seuls moyens, de construire un banal objet manufacturé. Il faut toute une société pour cela.
Le clin d’œil fait référence à l’homo economicus des tenants de l’orthodoxie économique libérale. Il s’agit d’un individu autonome et rationnel qui ne prend ses décisions qu’en fonction de son propre intérêt. Imaginons cet individu seul sur une île, à la façon de Robinson Crusoé… Il passe son temps à produire toutes sortes de biens grâce aux ressources naturelles. Si une autre personne arrive sur l’île, notre Robinson aura-t-il le devoir de partager ce qu’il a construit et produit ? Dans la pensée libérale, selon les auteurs, la réponse serait négative. Robinson peut être charitable et venir en aide au nouvel arrivant, mais il n’a aucun devoir envers elle. Le problème plus général est que nous ne sommes pas des individus atomisés débarquant dans une société où un premier naufragé a dû se débrouiller seul.
Pour construire un grille-pain, il faut toute une société
Un designer anglais s’était, lui, lancé le défi de créer un grille-pain de toutes pièces, à partir de rien. Après en avoir acheté et décomposé un, la tâche pour recréer chacun des composants et les assembler s’est révélée colossale. Fabriquer un simple élément métallique ou plastique demande des compétences bien au-delà de celles du citoyen lambda. Au bout du compte, l’objet construit s’est avéré laid, onéreux et dangereux (il a pris feu).
Conclusion : personne n’est capable, par ses seuls moyens, de construire un objet manufacturé aussi banal. Il faut toute une société pour cela. Cela ébranle l’image du self-made-man parti de rien, construisant son succès par sa seule force de caractère et ses talents individuels. Et les deux philosophes, qui savent manier la plume et l’anecdote, de dire que nous sommes tous juchés sur les épaules de géants, plus ou moins grands selon le pays et le milieu dans lesquels nous sommes nés. Ce qu’une personne peut espérer accomplir est ainsi largement déterminé par le contexte nécessaire pour développer ses talents.
Extraits
« Lorsque vous achetez ce livre, personne ne devrait s’indigner du léger transfert de fortune qui se produit vers les auteurs. Pourquoi alors faudrait-il s’indigner si ce sont 450 millions de lecteurs qui sont prêts à payer pour lire l’histoire d’un jeune sorcier à lunettes ? ».
« Un peu comme ces singes qui font une pyramide pour décrocher des bananes en haut d’un arbre. Le singe du haut affirme ‘‘J’ai cueilli les bananes, pourquoi devrais-je les redistribuer ?’’ »
« On objectera que l’on peut faire dire n’importe quoi à des statistiques, et nous répondons qu’il est encore plus facile de dire n’importe quoi sans statistiques ».
David Robichaud, Patrick Turmel, La juste part. Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains, Les Liens qui Libèrent, 2016, 144 pages, 14,50 euros.